(7²-49)²
Voilà le problème qui se présentait à lui, sur le papier glacé du cahier de maths, tandis que tous les autres élèves étaient en train de flancher sur les exercices précédents.
Will, comme à son habitude, posa la mine de son crayon sur la marge et commença à gribouiller au rythme de ses réflexions, d’un air calme et posé.
Il calcula 7² et en devina la réponse : 49.
Le reste était du gâteau, pour lui, c’était évident, le résultat faisait zéro.
Il posa une nouvelle fois son crayon, et nota en dessous de l’exercice :
-35
Tout content de lui, il ferma son cahier, et observa la classe d’un regard semi-circulaire, pour attendre la correction.
Toutes ses réponses étaient fausses, sauf les plus simples. La raison ? Il n’avait pas envie de mettre sa différence en avant, voilà tout.
Toutes les formules, toutes les identités remarquables, jusqu’aux numéros des exercices, Will se souvenait de tout, depuis le début de l‘année, et sans doute au-delà. Que diriez-vous, par exemple, si quelqu’un vous disait :

-Hey, Invité, est-ce que tu as conservé le corrigé de l’exercice que l’on a fait le 10 Septembre dernier ? C’était le numéro 4 page 62, et ça parlait des fonctions.

Une réponse vague et confuse sortirait de votre bouche, sûrement, troublé par cette excellente mémoire.
Eh bien, ce genre de situation pourrait vous arriver avec Will, car il est atteint d’hypermnésie, dont je vous parlerais plus tard.

Parlons un peu de sa psychologie.
Will est quelqu’un de social, il oublie rarement un nom et jamais un visage. Pour peu que vous ayez des relations avec lui, votre visage ne lui apportera que des souvenirs.
Malgré ses grandes facilitées, c’est quelqu’un de patient et d’attentif, car il a toujours soif de savoir, de petits anecdotes à retenir ou de citations à mémoriser.
Il adore mentir, et il le fait très bien. Après tout, il ment en permanence, comme le classique « je ne sais pas », qui, chez lui, ne veut pas dire grand-chose, à moins qu’il n’ait jamais entendu cette notion auparavant et qu’elle est trop compliquée à résoudre du premier coup. Il ment surtout sur ses capacités intellectuelles, comme si il conservait une sorte de pudeur, comme si il avait à cacher un handicap.

'cause they'll be a day when you're standing in the hall of fame

- Et voila, fini !
Hein ?
Ah non, je parle pas du contrôle de physique, je l’ai fini il y a déjà… Pfiou ! Très longtemps !
Qu’est-ce que j’ai terminé ?
Oh, rien d’important, j’ai juste gribouillé sur une feuille vierge pour évacuer un peu mes souvenirs… Je prend une feuille, je ferme les yeux, je mets mon cerveau en veille et je dessine tout ce qui me passe par la tête. Oui, je sais, ça ressemble à une tempête de dessins faits à l’arrache mélangé à un plat de spaghettis, mais, crois-le ou non, sur cette feuille, il y a pas mal de souvenirs !

- Dites, vous deux, au fond, si vous avez fini votre contrôle, je les ramasse et vous chuchotez !

- Heu, oui, pardon, monsieur…

Je me penche vers toi, et te chuchote avec un sourire :

-Tu vois, la petite silhouette d’éléphant au coin de la page ? Devine à quel souvenir ça fait référence !

…

Tu trouves pas ? Normal, je vais te le dire : C’est mon pseudonyme ! Oui, je sais, dit comme ça, on voit pas le rapport avec la choucroute, mais ça vient directement de là !
Tu savais que pour les peuples d’Asie, l’éléphant blanc est le roi de ses congénères ? Et bien, maintenant, tu sais d’où vient mon surnom ! Et oui, mon surnom, ça vient de sa couleur !
Pourquoi les éléphants ? Personne ne t’as dit que j’étais hypermnésique ? Et bien, maintenant, tu le sais aussi.
Tu ne sais pas ce que ça veut dire ? Tant mieux, car j’aime pas parler de ça, désolé, tu chercheras dans le dictionnaire.

…

Bon, puisque tu insistes, mais c’est vraiment parce que c’est toi, hein !
En fait, quand tu es hypermnésique, tu ne peux rien oublier, ou presque… Je pourrais te citer la couleur des chaussettes que j’ai porté il y a 2 mois ! Oui, c’est un peu envahissant, et ça me poursuit depuis que j’ai 10 ans…
Si tu veux, je peux répéter l’intégralité des dialogues des cassettes de Winnie l’Ourson que je regardais à l’époque, mais je doute que ça t’intéresse. Oui, oui, je suis capable de faire ça, mais revenons à l’origine de mon surnom.
Tu ne vois pas le rapport entre un éléphant et l’hypermnésie ? Tu ne connais pas l’expression française « avoir une mémoire d’éléphant » ? C’est vrai qu’ils ont des expressions tordues, mais elle est connue, elle, non ?

Tu pointes ton doigt sur un petit nombre à trois chiffres : 175, mélangé au gloubiboulga de traits, en me regardant d’un air interrogateur.

- Ca ? Bah, c’est juste mon QI, rien d’extraordinaire, c’est loin d’être un record… De toutes façons, je n’ai jamais envisagé de devenir le prochain L.

Préférant changer de sujet, je pointe un autre élément de mes gribouillages :

- Les deux croix, là, je sais pas vraiment à quoi ça fait référence… Je crois que ça représente mes parents, morts tout les deux dans un accident de voiture quand j’avais 3 ans, ils n’avaient pas de famille proche, alors je me suis retrouvé dans un orphelinat.
11 ans après l’orphelinat s’est rendu compte que j’étais hypermnésique et surdoué. Oui, je sais, ils sont un peu longs à la détente, mais c’est parce que je le cachais.
Pourquoi ?
Eh bien, je sais pas trop, j’aime pas trop montrer ma différence, tu l’as bien vu. Ici, ça ne pose pas trop de problèmes vu qu’on est presque tous surdoués mais quand tu es dans une classe où la moyenne est de 10,5... Si tu récolte des 20 sur 20 à tout les contrôles, tu passes difficilement inaperçu. Pour mon hypermnésie, c’est plus compliqué, parce que ça me pourrit vraiment la vie et les gens me prennent vite pour une bête de cirque, mais si je mets pas trop ma maladie en avant, on me laisse tranquille, alors…
Hm ?
Comment ils ont découvert que j’étais surdoué ?
Pfff, un truc tout con, j’ai juste eu la bêtise de me confier à un de mes anciens amis, il a fini par le répéter, puis, de fil en aiguille… L’information est arrivée à l’oreille du directeur de l’orphelinat.
Il m’a collé illico ici, en vantant mes mérites comme si j’étais un cheval de course, en vantant mes capacités et mon hypermnésie… Forcément, ça a plu à notre directeur actuel, il m’a fait faire un test écrit, et il m’a désigné comme étant un « expert ».
Un « expert » !
Non mais t’entends ça ?
Je venais d’arriver, il ne me connaissait même pas, et il m’a collé directement au grade qui montre le plus qu’il me suffit de lire un manuel de SVT pour le connaitre par cœur ! Bon, ça fait déjà un an, et je m’y suis habitué, mais ça fout les boules, quand même, de cacher ses compétences et d’être mis à nu du jour au lendem…

Voyant que je commence à m’emporter, tu changes de sujet en pointant à nouveau plusieurs éléments de la page recouverte de graphite : Des petites étoiles stylisées.

- Oh, ça… Ca ne veut pas dire grand-chose, c’est « juste » toutes les étoiles qu’on pouvait voir dans le ciel hier soir. Tu peux vérifier, elles sont toutes là ! Enfin, toutes celles visibles, bien entendu, parce qu’avec toute cette pollution lumineuse, la nuit, on en voit beaucoup moins…
Hm ?
Oui, c’est le domaine dans lequel j’aimerais travailler : L’espace, les étoiles, les soleils, la lune, les trous-noirs, la matière sombre… Enfin, bref, oui.
Ben, en fait, je me suis dit que, quitte à être dans un lieu d’apprentissage prestigieux, autant choisir un destin qui l’est lui aussi et qui m’intéresse.
Pour l’instant, je ne sais pas trop dans quelle branche aller, c’est un ensemble de métiers tellement vaste… Mais je suppose que je trouverais en grandissant.
En attendant, j’essaye d’en apprendre le plus possible pour être incollable et augmenter mes chances : Qui sait, c’est peut-être moi, l’homme qui va poser le pied sur Mars ? Hahaha !
Haha… Enfin, je dis ça pour déconner, parce que personnellement, j’y crois pas trop. J’espère quand même être plus que le technicien de surface de la NASA… Astrophysicien, par exemple, ce serait un bon objectif à atteindre !

La sonnerie retentit, je me lève avec un petit sourire triste.

- Le reste, c’est en grande partie des souvenirs sans importance que j’ai retranscris, rien qui ne mérite de s’attarder dessus.

J’attrape la feuille, en fait une boulette de papier avant de la jeter dans la poubelle la plus proche. Avant de sortir de la salle, je me retourne vers toi et te lance un sourire franc :

- À plus ! On se revoit après la pause-repas !