Et voilà, nous y sommes de nouveau.
Je préfèrais encore quand on retourne la maison, car les réunions avec mes amis, hors party hard, se déroulaient depuis des semaines, des mois de la même façon : je me retrouvais toujours au milieu du canapé, entouré de minimum trois couples en train de se dévorer la bouche. Hors de question que j'abandonne mes positions pour autant. J'aimais ma place de célibataire tout comme ce con de canapé, les bruits de succion entachaient juste sérieusement la qualité de film, mais qu'importe, je n'hésitais pas à passer ma main entre deux têtes pour récupérer une bière et y revenir.
Bande de géants microcéphales plein d'hormones. Je les aime bien malgré tout.
▬ Alors c'est vrai, Wexley ? Tu n'as pas de copine ?
Une fille, sur les genoux d'Edward, un des meilleurs du lot. Elle était occupée à lui lécher l'oreille tout à l'heure, je n'avais pas vraiment observé sa tête, mais maintenant je me rendais compte qu'en effet, ce n'était pas la même que la semaine dernière. Elle connaîssait mon nom. La moindre des choses était de retrouver le sien.
▬ Libre comme l'air. Jeanne ? Jeanine ? Julia ?
Elle sourit, et le garçon sur lequel elle est juchée m'emprunta ma canette.
▬ Une de mes amies serait totalement intéressée.
▬ Je ne suis pas désespéré, chérie. Je n'avais pas voulu être méchant, peu importe la moue qu'elle me tira à ce moment-là – pour éviter qu'elle ne se prenne la mouche de toutes façons, Edward la récupéra pour un baiser, avec l'air de me faire une fleur. Si j'avais voulu être méchant, je lui aurais dit que si son amie lui ressemblait ne serait-ce qu'un tout petit peu, autant qu'elle ne perde pas son temps.
La perte de temps, c'est tout ce qui me motivait. Je ne veux pas partager, être déçu. Au fond je ne voulais pas ressembler à tous ceux en train de copuler de part et d'autres de mon salon ; je crois qu'il me serait bien difficile de ne pas m'attacher à une personne à qui j'offre un peu de mon temps. Si c'était pour qu'elle le gâche, je préférais donner dans l'égoïsme et la masturbation.
Triste et stupide gamin Johnson, déçu d'avance par les gens.
Mais c'est comme ça, les gens suffisants ont toujours le don de voir d'abord les problèmes chez les autres sans rendre compte de la poutre qu'ils ont dans l'œil. Les vrais connards inutiles sont très exigeants envers les autres.
C'est quelque chose que j'ai appris très vite en vivant avec mon père.
Mon père était un peu cette sorte d'alcolo-tabagique moyen d'Angleterre, je ne lui en voulais pas. Il n'avait rien réussi de spécial dans sa vie, aussi avait-t-il l'impression que si je le faisais dans la mienne, c'est lui qui aurait gagné à travers moi. Alors qu'il n'avais jamais été capable de bouger son cul du divan, mais je ne lui en voulais pas, non. J'avais accepté cette réalité-là assez tôt, et je faisais toujours mon possible pour réussir du mieux que je pouvais, ce qui était relativement réalisable dans l'école pourrie dans laquelle j'étais.
Ma mère était morte à ma naissance, quelque chose comme ça, je ne demandais pas les détails à mon père, depuis dix-sept ans, à moins d'avoir envie de le regarder quitter la table pour aller s'enfiler une vieille bouteille de whisky qui traînait là. Pour ce que je lui parlais, ce n'était de toutes façons pas dérangeant. Derrière cette petite bedaine disgracieuse de la cinquantaine et une calvitie naissante se cachait sans doutes une sensibilité à fleur de peau, autant lui éviter le moindre heurt en évitant, par exemple, de lui adresser la moindre parole qui ne concernerait pas mes cours.
On cohabitait dans la vie.
Toujours est-il qu'un jour, j'ai bien du finir par le décevoir.
Sa chambre était plongée dans le noir en ce début d'après-midi là. Tout ce que je pouvais faire, la tête dans l'entrebâillement de la porte, c'était sentir la cigarette imprégnée dans un lit froid. Je l'ai appelé, une fois. Ça m'a suffit, tout en sachant que j'avais très bien pu ne pas le réveiller avec le faible timbre de ma voix un peu hésitante. Quelque part, je le ressentais.
Je suis resté là quelques secondes silencieux, avant de refermer la porte et de m'asseoir au sol contre celle-ci, en attendant qu'il en sorte.
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Finalement, ça doit bien faire un bail que je suis contre cette porte, à attendre que quelque chose se passe, qu'il y ait du mouvement, quelque chose de rassurant. Je me refuse à l'ouvrir, respectant au détail près le complexe de Schrödinger ; pour une fois, ne pas savoir m'allait, il y avait du bon dans l'inconnu de cette équation. J'acceptais d'être dans l'ignorance pour cette fois précise, conservant l'endroit clos sans y jeter le moindre œil. Le chat n'était ni mort ni vivant, tant que je n'avais pas pris une décision.
Mais tout restait plat, silencieux, et le tic-tac de l'horloge du couloir s'imprimait dans ma tête, dans les pulsations de mon corps tout entier, et pourtant je perdais conscience du temps qui passe. Ma seule conscience du temps qui devait avoir passé, d'ailleurs, ce n'était pas lorsque la nuit tomba, prématurément dans l'hiver, mais lorsque des pieds entrèrent dans mon champ de vision. Et ces pieds se raclent la gorge, alors je lève la tête, et là c'est du bleu. Tiens. Des yeux bleus. Edward était là, et il me contemplait de toute sa hauteur.
▬ Un problème ?J'essayais de ne pas avoir trop l'air d'un gosse, que mon regard se ressaisisse un peu, mais je crois que dans les premières secondes, c'était déjà trop tard. Ça lui suffit à comprendre qu'il devait y avoir un problème, un truc qui se passait derrière cette porte, et peu importe que je me lève malgré tout, que je lui demande comment il est entré – quand la porte d'entrée n'était tout simplement pas fermée – je voyais bien qu'il se plongeait dans le silence jusqu'à ce que je lui explique.
▬ Wexley.▬ Arrête de faire le ninja. C'est une propriété privé tu sais, c'est bon là.▬ C'est quoi le problème.▬ Le problème c'est qu'un jour mon père va finir par te botter le cul dehors.Et là je l'entends encore répondre, et ça résonne dans mon crâne vide.
▬ Vraiment ? Vraiment ? Vraiment. Il n'y a pas de problèmes, mon pote, je t'assure. Derrière il n'y a que du vide, ça fait déjà plusieurs heures qu'il n'y a plus rien. Mais ça pourra devenir un problème, si on laisse le vide envahir la maison ; alors il passera par moi, sans aucun doutes, et je n'ai pas envie de le ressentir. Il est déjà toujours comme là dans sa poitrine, là, dans son estomac, où qu'il soit, où qu'il s'enfuit.
Alors il n'y a plus qu'une solution. Il faut l'enfermer, l'empêcher de s'échapper, et je clos la porte de la chambre à clef, emmerdant le regard un tant soit peu sombre de son ami, et il conserve la clé dans sa poche de jean. Et puis maintenant ?
▬ Y'a plus qu'une chose à faire.▬ Je t'écoute ? ▬ Appelle tout le monde.Et ils feront ce qu'ils savent faire de mieux. Tout foutre en l'air soi-même de peur que quelqu'un le fasse à votre place de toutes façons.
Je n'avais jamais fait la fête dans une maison avec un corps mort à l'étage, mais je n'étais pas certain de la façon dont j'aurais pu qualifier le sentiment qu'il avait éprouvé au moment même. Tout ce que je pouvais pouvait dire, c'était qu'au moins, ça avait l'avantage qu'on ne fut pas dérangés au moindre moment, peu importe qu'un couple copule dans le couloir, que l'électro fasse trembler les fenêtres ou que tous les rideaux et tapis sentent amèrement la fumée.
Au réveil, rien ne change. Les tissus sentent tous cette odeur froide, le couple est endormi en haut de l'escalier, mais la musique s'est tue, le lecteur CD rempli de pop-corn. Ce genre de silence est bien plus rassurant que celui d'hier, au moins, voilà ce que j'en disais en me levant ce matin-là. Apparemment, j'avais dormi, seul, dans ma chambre. Ce genre de scénario était tout à fait impossible d'habitude, dans ce genre de soirée ; quelqu'un finissait toujours par élire domicile sur son tapis, recouvert d'un coin de couverture qui devait dépasser du lit. Là, personne. Pas un chat. Et pas un caleçon non, plus, au vu du courant d'air qui s'infiltra perfidement quand je retirais la couverture. Sur toute ma peau. Tout ça sentait mauvais.
Avec un regard pour mes parties, un haussement d'épaule et une recherche vaine de sous-vêtements propres ou ayant au moins le mérite d'exister, je décidai qu'après tout cet endroit restait son chez moi –
plus que jamais – et que circuler dans mon plus simple appareil était dans mes droits. La pensée ne fut pas partagée par Marissa et Edward lorsque je pénétrai dans la cuisine en toute noblesse, à voir leur mine dépitée ou sur le point de rendre le bol de céréales qu'ils dégustaient, appuyé contre l'évier – une chance que la personne anonyme qui siégeait sous la table soit endormie.
▬ Pitié Wex enfile quelque chose, n'importe quoi, supplia mon amie en me tendant une assiette en guise de feuille de lierre, que j'acceptai.
▬ J'ai plus faim.▬ Vous m'excuserez, mais je n'ai plus mes fringues. Volatilisées. Je m'attendais à les voir plus perturbés que ça, au moins autant que je l'étais mais au lieu de ça, ils continuèrent de me fixer, plus haut cette fois bien entendu.
▬ Un problème ? ▬ Tu t'es fait baiser, Wexley.▬ Littéralement. La nuit dernière, le miroir collé à l'une des portes de placard avait été explosé par je ne sais quel moyen. Quelques gros morceaux jonchent le comptoir à présent, et Marissa se saisit de l'un d'eux pour me le brandir. Dans le reflet du fragment, j'y distinguais sur mon front, écrites en belles lettres capitales OWNED.
Quelle sale pute. Même pas un numéro ?
Il releva les yeux vers les siens.
▬ C'est pas une blague.▬ Tu t'es réveillé sans fringues dans ton pieu, et la fille a eu la bonté de te laisser un mot. Tu t'es fait baiser, Wex, elle répète. D'une certaine façon, on aurait pu croire qu'elle y prenait un certain plaisir. Pour n'importe qui, la situation aurait été assez drôle, il fallait dire ; il n'y avait que moi pour finir dans un scénario inversé. Il était de coutume que les mecs tirent leur coup et s'enfuit avant d'avoir pu dire merde, mais là, il fallait qu'une fille débarque de nulle part, arrache mon pantalon et parte avec par la même occasion. Je n'en avais strictement aucun souvenir. Mais vu mon état, il y avait peu de chances pour que je sois tombé sur la fille parfaite dont je rêvais, surtout au vu du souvenir qu'elle avait laissé sur mon front – tant que ce n'était pas ailleurs.
Je demeurais quelques instants devant son bout de miroir, avec comme la sale sensation de m'être fait violer plus qu'autre chose. Edward finit par soupirer et m'emporter jusqu'à la salle de bains ; un carreau était cassé, et le vent d'hiver s'y engouffrait, j'en frissonnai. Tandis que j'essaiyais d'effacer la trace de cette nuit de ma peau, en frottant et pestant, lui s'activait pour allumer une cigarette, ce qui n'était pas rendu facile par le courant d'air.
▬ Ça part pas. Allez, putain de merde, ça part pas.▬ Frotte.▬ Jure, merci du conseil. Qui a pu faire ça putain, t'en sais rien toi ?▬ Fais pas ta fille. ▬ Venant de l'homonyme du vampire à paillettes, je ne me sens pas très menacé, je devrais. La main qu'il conservait devant sa cigarette pour éviter qu'elle ne soit prématurément éteinte m'offrit sympathiquement un doigt d'honneur. J'en riais.
▬ Hé, Ed.▬ Edward.▬ Ed. Mon père est mort. J'ai toujours cru que les prolos étaient toujours trop naïfs pour courir ce risque.
Il y eut un moment de silence, durant lequel je n'affrontais pas son regard que je pouvais saisir dans le reflet du miroir, par dessus mon épaule. Ce n'était même pas sûr qu'il me regarde, ceci dit ; il n'avait pas toujours envie de se montrer concerné à ce que j'en sais, il pouvait peut-être fixer le ciel avec l'air de se demander quel temps il ferait aujourd'hui – comme si à Londres on allait avoir autre chose que de la merde en nuage. Je ne vérifiais pas, mais il finit par répondre.
▬ Tu t'en rends compte maintenant ? C'était faux.
Ça faisait bien longtemps que j'étais au courant, sinon, rien de cette nuit ne se serait passé, et je ne serais pas en train d'essayer d'effacer cette trace de feutre rougie par le frottement. C'était simplement que je venais à peine de me faire à l'idée.
Edward bougea, dans mon dos, et avait apparemment dans l'idée de sortir, posant vaguement sa main sur mon épaule.
▬ Je te laisse seul. ▬ Non attends. Toujours pas de regard. Mes yeux fixés sur l'eau qui s'enfuit par le trou noir de l'évier.
▬ C'est pas ça. C'est que la clé de la chambre était dans mon pantalon.J'essayai de deviner si le soupir que j'entends venait du fait qu'il fume, ou s'il était simplement désespéré. Je n'en eu pas vraiment le loisir, puisque l'instant d'après, je vomissais cette fois involontairement le contenu de mon âme s'il en fallait dans ma baignoire.
Je crois qu'encore une fois, quelqu'un était dedans.
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C'est drôle de voir comment, au final, toute ta vie tient dans une boîte et un sac de sport - une bonne partie de mes fringues s'étant envolée. Une boîte de taille raisonnable, remplie des seules conneries dont tu n'imagines pas te séparer pour une nouvelle vie ; des bouts de l'ancienne qui te collent à la peau. Je suis un mec comme ça, j'arrive jamais à me faire une raison, à me défaire, jusqu'au bout je m'accroche, et j'en demande, encore et encore jusqu'à l'abus.
On m'avait laissé le temps qu'il fallait pour préparer mes affaires, mais tout ce que j'avais fait, dans un état de transe selon certain, c'était de ranger de fond en comble la maison, ranger tout à sa place, au centimètre près. Mes crises d'angoisses obsessionnelles avaient trouvé de la matière le lendemain, je n'avais pas touché aux restes de la fête à la mort de mon père. Tout ça avant de me rendre compte que peu importe mes efforts, il me manquerait toujours quelque chose. Je conserve tout pourtant, précieusement, je fais une place pour chaque chose, c'est un bien comme un mal. Si j'acceptais enfin de céder sur certaines choses, je serais peut-être déjà le type parfait que je projetais d'être. Mais pas ce que j'étais, le partagé, l'hybride, le docteur Jekyll et Mister Hyde, le mec bien fringué au lycée mais qui saigne du nez pendant un exposé.
En arrivant ici, on m'a vite fait le topo : adapte toi ou meurs, optionnellement sois le meilleur. Ça sonnait pas mal à mes oreilles. Peut-être qu'au final, à la Wammy's House, je pourrais faire mes preuves, et devenir quelqu'un de bien.
Je ne suis pas une mauvaise personne.
Malgré tout, assis sur un des bancs de la cour, à côté de mes effets, je finis une cigarette et en jette le mégot dans un bac de fleurs juste à mes côtés et, poussant un peu le vice, je crache toute l'amertume de ces derniers jours entre mes genoux, tout pour qu'elle quitte mon palais. J'avais déjà essayé en engloutissant tout ce que je pouvais avaler chez moi, de la purée lyophilisée aux boites de conserves variées, du curry à la jello. Contre tout attente, une réaction exaspérée se fait entendre depuis le banc d'à côté ; c'est une rouquine, apparemment faussement concentrée sur son livre pour me lancer un regard en coin plein de reproches. Sympathique.
▬ Dégoûtant. J'ignore si elle parle de moi, ou de mon acte, ou alors un subtile mélange des deux, associant irrémédiablement ce dernier à ma personne. Il y a une fille que je ne connais pas sur un banc, et je suis tellement perdu que je ne suis pas parvenu comme avec tous les autres à lui donner une première image positive de moi. C'était la première fois, et c'était plutôt frustrant.
Mais comme sonnée par le gong, quelqu'un l'appelle, et bien vite, et seulement une fois que je me retrouve seul au monde dans mon coin de la cour, à reprendre doucement conscience du temps, conscience de la vie et des gens autour de moi, du lieu où je suis.
Je suis là, dans cette école de gens bien plus doués que je ne le serais jamais, le but étant de ne pas les laisser une seule seconde en douter. La mauvaise herbe que je suis sait de toutes façons pousser et s'adapter de partout, rien d'étonnant à me voir débarquer pour leur parler de botanique.
Mon seul réflexe est d'attraper mon téléphone. Un message de Marissa me souhaite bons vents, et Edward venait de répondre évasivement à mon dernier texto, celui où je faisais allusion qu'il avait presque plus sa place que moi dans ce milieu. Mais il s'en fout, lui. Au moins, il a choisi.
[14 : 36
Au fait, je viens de remarquer que le surnom que j'ai choisi commence par le début de nos deux prénoms.][14 : 37
Gay.][14 : 45
Ed, il y a cette fille. Elle l'est, je crois. Parfaite.][14 : 47
Ah, du progrès, enfin. Son nom ?][14 : 48
Virgin.]