▬ Theo...

Seul le silence répondit.

▬ Theo, ils servent le dîner.

A nouveau, aucune réponse ne vint. Au bout de cinq secondes, un bruit de craie écrivant furieusement contre un tableau noir envahit brutalement la salle. Le bruit ne sembla pas vouloir s'arrêter, prit d'une frénésie qu'on ne pouvait arrêter.

▬ Theobald. Tu n'as rien mangé depuis hi-
▬ Je suis en pleine dérivation.

C'était certain maintenant, Theo était irrécupérable.
D'accord, il n'avait jamais été simple à côtoyer. A toujours prendre le reste du monde de haut, voir le tout et n'importe quoi de manière mécanique et où tout pouvait se résoudre logiquement, témoignant de l'amour sans borne qu'il portait à ses chiffres à défaut d'en porter un minimum à la race humaine, jamais un pas en avant pour essayer de s'ouvrir un peu aux autres, ce n'était pas exactement la première personne vers qui l'on se tournait pour engager une conversation banale. Mais depuis quelques jours, c'était pire.
Impossible de le faire sortir de la pièce. Sa pièce maintenant.
Plus têtu sans même s'en apercevoir qu'une bourrique, impossible de l'éloigner à plus d'un mètre de son tableau et ses gribouillages barbares, Theo ne se rendait même plus compte de la réalité qui attendait de reprendre ses droits à la porte. Plus rien n’importait alors pour lui que ses calculs. La terre pouvait bien s'arrêter de tourner, un meurtrier en série pouvait bien décimer la population de l'établissement, tant qu'on lui laissait son tableau couvert d'algorithmes, dérivées, graphiques, inéquations, cercles trigonométriques, tableaux de variation, alors lui pouvait continuer à s'acharner sur ses chiffres.
Ah, il était beau Theobald. Les mains et le visage couverts de craies, les cheveux sales retombant mollement devant les yeux avant d'être renvoyés en arrière d'un geste mécanique, les regard fou et flou cerné comme il le faut derrière ses lunettes qui clamaient haut et fort que ses yeux trop fatigués en avaient largement besoin, l'hygiène défaillant. Un vrai petit scientifique caricatural, obsédé jusqu'à la fin par ce qui lui résiste encore.
On le qualifiait facilement de névrosé obsessionnel lorsqu'on le voyait encore convulser sur son tableau la craie à la main, murmurant des mots incompréhensibles et courant de part en part de ses calculs, ajoutant ici et là des signes, des intégrales, des indicatifs de dérivés liées aux primitives, des courbes.

▬ Aller Theo, viens manger maintenant s'il te plaît, pour me faire plaisir.
▬ Ta phrase ne veut rien dire, siffla-t-il sans lâcher ses calculs de vue, tu me demandes d'aller manger si cela me plaît, puis tu dis que ce serait pour te faire plaisir. Je ne vois pas du tout en quoi me voir me sustenter pourrait te rendre heureuse. Moi, à la limite. Mais pour toi, cela n'a aucune interaction directe.

Soupir.
On tourna le dos et la porte claqua. Theo ne sembla pas s'en soucier.
On ne s'y prenait pas de la bonne manière. Non, jamais de la bonne manière. Theo était borné, irascible dans ce genre de situation, et complètement sourd aux menaces. Mais ce dernier point était une constante ; savoir déceler quand écouter son interlocuteur et savoir se taire a toujours été un mystère pour lui. Mais il n'a pas prévu d'y remédier, trop optionnel pour lui.
Oui, peu de gens savent comment gérer ce phénomène associable.

▬ THEOBALD.

L’appelé sursauta en faisant par la même occasion crisser sa craie sur la tableau. La porte de la salle s'ouvrit à la volée, laissant passer une grande femme blonde qui se rua vers Theo.

▬ Alors comme ca tu dédaignes ta sœur qui vient gentiment te demander de te mettre à table ?
▬ Mais maman...
▬ Pas de mais jeune homme, tu vas vite aller te laver les mains avant de- grand Dieu mais regarde moi cette tête ! Tu viens de passer trois mois dans une grotte ? Questionna Mme Coleman en enlevant ses lunettes à son fils, chassant les mèches se perdant devant ses yeux et l'inspectant de toute part, et ton tee-shirt empeste, est-ce que c'est comme ca que je t'ai élevé ?
▬ Non maman, grogna le fils en se laissant faire.
▬ Alors tu vas me faire le plaisir d'aller te débarbouiller et de descendre manger quelque chose, regarde moi ca tu as la peau sur les os. Aller, file !
▬ Oui maman.

….A-t-on précisé que Theobald ne pouvait strictement rien contre l'autorité maternelle et n'importe qui s'en rapprochant ? Suffit de prendre un air autoritaire, de lui tripatouiller les cheveux comme un enfant de 5 ans et lui imposer tout au doigt et à l’œil pour qu'il obéisse tout naturellement sans même rechigner. Il a gardé toutes les manies et habitudes que nos mères nous répètent des dizaines de fois par jour, se laver les dents après chaque repas, faire son lit tous les matins, et il a encore le réflexe de penser qu'il va se faire gronder lorsqu'il se tache ou qu'il fâche quelqu'un sans s'en rendre compte. On ne change pas son petit train train, (à part pour passer des jours enfermé devant son tableau, évidemment) au risque qu'il perde très vite pied.

Brave petit fils à maman.
Mais sans maman maintenant.