La bibliothèque était tout à fait le genre d'endroit où j'aimais flâner. Un lieu vaste, silencieux et rempli de distractions. Je venais de m'assoir à une table, dans un coin qui se trouvait entre deux rangées de livres (sur la poésie du dix-neuvième siècle), avant de lire le poème d'un grand auteur français : Baudelaire. Cet extrait intitulé « Destruction » dans Les Fleurs du Mal, je le connaissais par cœur, et ne sachant pas pourquoi, je l'appréciais et le relisais souvent.


Je plaçai ma joue droite sur ma main, sentant encore l'effluve du tabac brulé, et aigre à cause de la fraicheur. Je venais du jardin, et même à cette période de l'année, le temps n'était pas vraiment chaud. Un frisson me parcouru le corps quand j'enlevai ma veste noire, puis je l'installai sur le dossier de ma chaise à la couleur caramel.

Il était huit heures du soir, et il n'y avait plus grand monde à la bibliothèque. Autant dire que d'où j'étais, je ne pouvais ni voir ni entendre les autres personnes qui s'y trouvaient. Je regardai un instant autour de moi, et frissonnai à nouveau tandis que je reposai mon regard sur le livre. Cette édition était visiblement vieille, la rendant plus somptueuse encore. Mais je la connaissais trop bien. Une profonde lassitude m'envahit, mon regard morose se tourna vers le plafond puis mon corps tout entier se leva. Agrippant l’œuvre d'une main nonchalante, je poussai la chaise contre le bureau d'un tout autre air.

Arrivé devant le rayonnage, je rangeai comme habituellement l'objet, puis partis, laissant à l'abandon mon pauvre manteau, vers une autre étagère. Feuilletant de bout en bout les rangées, je ne savais pas vraiment ce que je cherchais, mais je m'ennuyais tellement dans ces bouquins lus et relus, avec comme seul compagnon cette solitude continuelle et sinistre... Bref, je cherchais quelque chose qui pouvait un minimum me distraire.

Au bout de quelques minutes, je finis par trouver un livre qui me semblait totalement pitoyable, un livre comme qui dirait, « à l'eau de rose ». Mais après tout, pourquoi ne pas essayer ce style de lecture ? On ne sait jamais ! Cela peut paraître plus stupide que ça ne l'est ! Et puis... Dans tous les cas... Il n'y avait presque personne ici...

Je retournai donc à ma place, gêné, quand je vis la présence d'une blondinette de mon âge appuyée sur le bord de sa table. Je cachai donc promptement l'objet honteux derrière mon dos tout en gardant un visage calme et vide. La jeune fille assise sur la table regardait le rayonnage gauche, tandis que je m'avançais d'un air maussade vers ma chaise.

Afin de lui faire comprendre que je ne voulais pas être dérangé, donc que je voulais qu'elle « bouge de là », je m'annonçai  d'une voix brusque et froide:

- Pardon.

Alice sentait comme une envie d'être au calme tout en s'instruisant. Le meilleur endroit pour faire cela n'était autre que la bibliothèque. Ainsi, elle avait en se levant de bonne heure, fait une liste d'ouvrages à lire. Elle avait un besoin pressant de comprendre la notion de "poésie". Pour elle, c'était une forme d'art littéraire. On pouvait y trouver rimes et groupes de syllabes identiques, sans oublier les figures de style. Mais récemment, on lui parlait de sentiments, de sensations. Que faire face à de tels arguments sans logiques ? Venir prouver le contraire. Elle n'avait jamais vu la moindre once de ce qui était appelé "la "subjectivité". D'ailleurs, elle ne comprenait pas très bien ce mécanisme fort compliqué. Ainsi, elle prit sa liste et sortit de sa chambre. Elle entendait bien faire un séjour d'une journée au sanctuaire du savoir. Tant qu'elle n'avait pas assez de preuves à son hypothèse "point de subjectivité dans un poèm", elle ne quitterai pas les lieux.
Elle passa donc par l'entrée après avoir parcouru les couloirs encombrés. Que les chemins de ce genre étaient bruyants ! Elle fut donc satisfaite après avoir refermé la porte la séparant du monde effrayant de la parole au monde relaxant de la culture.
Elle se dirigea sans plus attendre au rayon "poésie". Elle allait étudier à travers leurs oeuvres aussi bien les poètes occidentaux que les poètes orientaux. Pour une japonaise pure comme Alice, les haiku étaient la forme la plus simple et expressive du genre. Elle allait maintenant se pencher sur des poèmes plus longs pour faire des comparaisons.
Elle piocha au hasard un poète français de sa liste : Alexis Félix Arvers. Il était un des poètes faisant des poèmes "subjectifs" selon ses camarades de clase. Elle alla prendre un de ces poèmes : "Un secret". Elle se mit à une table et en comença la lecture dans sa tête.

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère:
Un amour éternel en un moment conçu;
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.


Hélas! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.


Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sur ses pas;


À l'austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle:
"Quelle est donc cette femme?" et ne comprendra pas.

En le terminant, elle fut interrompu dans ses réflexions par un inconnu. Elle le regarda quelques instants, puis redevint imperturbable. Elle n'avait pas le temps de se consacrer à autre chose qu'à son étude. Cependant, au bout de quelques minutes, elle fut comme ennuyé par le regard fixe du jeune homme. Elle fit donc l'effort de lui adresser quelques mots.

- Oui ?

Elle remarqua qu'il avait un livre derrière son dos d'où cet ajout de mots bien choisi selon la demoiselle.

- Bonne lecture.

Elle ne se demanda pas plus pourquoi il ne le lisait pas et le laissait derrière lui. C'était son affaire pas la sienne. Elle avait peu d'intérêt pour ce genre de détails inutiles. Elle se remit donc à relire et relire plusieurs le poème. Elle commença par le décortiquer. Cette oeuvre était un sonnet avec des rimes croisées et embrasées ainsi que des alexandrins. Bref, ce "secret" lui avait l'air bien normal. Comment pouvait-on dire qu'il était basé sur des sentiments personnels ? Si ce n'étaient le mot "amour" nécessaire à la compréhension, elle ne voyait pas de marques sentimentales. Non, rien d'anormal. Au contraire, le poète avait juste choisi les bons mots et expressions pour réaliser cette oeuvre poétique. Elle cocha le poète sur sa liste en marquant ses observations ansi que le poème identifié.
Elle alla remettre le recueil de poèmes et en prit un autre de Artur Rimbauld, autre auteur français. Quand elle aurait choisi, lu et commenté un de ces poèmes, elle passerait à ds poètes d'autres pays.
Elle se réinstalla à la même table, au même endroit, voyant toujours le même individu. Il n'avait pas encore commençé sa lecture. Etonnant, non ? Que faire dans une bibliothèque à part lire et étudier ?
Sans raison particulière, elle lui en posa la question.

- Si une bibliothèque était à ton image, qu'y ferais-tu ?

*Pour moi, la réponse est simple : lire et étudier. Pour les autres...peut-être serait-ce le début d'une nouvelle thèse ?*

Spoiler:

*Si une bibliothèque était à mon image ?*

La question me sembla particulière mais intéressante. Où voulait-elle en venir ? Et surtout, qu'est ce qu'elle me voulait ? Non mais c'est vrai quoi ! Je lui avais demander gentiment de partir et elle restait là sans rien faire !

Mes yeux vides se levèrent dans les siens, alors qu'elle ne me regardait nullement, puis se rabattirent sur la couverture grisâtre et vieilli du bouquin que la jeune fille semblait lire. « Alexis Félix Arvers ». Je ne connaissais que vaguement cet auteur, mais du peu que je savais, il ne se lançait pas à travers des débats psychologique dans le genre se comparer à une bibliothèque.

Mon regard se tourna à nouveau vers la blondinette, sans même faire bouger ne serais-ce qu'une pore du reste de mon visage, tout en me posant une autre question : « Si une bibliothèque était à mon image, qu'est ce que cette fille y lirait ? ».

J'avais la sale habitude de me méfier de tout le monde. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles je n'avais pas d'amis. Pour moi, chaque question avait un intérêt, ainsi que chaque réponse. Je ne pouvais pas me sortir de l'esprit que dans cet orphelinat, nous étions tous capable d'étudier et d'analyser les autres en posant des questions insignifiantes. Du coup, il m'était impossible de faire abstraction de cet examen continuel. J'en étais conscient. C'était ça le pire. Parce que moi, je voulais faire confiance aux gens, mais je n'y arrivais pas. C'était plus fort que moi.

En même temps, par rapport à cette question, il est vrai qu'elle était plutôt étrange, mais l'impassibilité de la jeune fille était équivoque à mes yeux. Le faisait-elle exprès ou n'avait-elle vraiment aucune raison particulière de me demander ça ?

Dans les deux cas, je ne savais que répondre. Mentir ou dire la vérité ? Je n'avais aucune idée de ma réponse, même si je me décidais à dire l'un des deux.

A fabuler, je dirais sûrement lire ou étudier, donc en restant dans la base de l'utilité d'une bibliothèque. Après tout, cela pouvait-être une réponse tout à fait normale, mais avoir cet avis n'était pas vraiment intéressant pour enrichir la conversation. D'un autre côté, cela serait un bon moyen d'enfin faire partir cette fille.

A révéler ma justesse, et bien... Je n'en avais strictement aucune idée. Si la question avait été « Si la bibliothèque était à l'image de tes rêves, qu'y ferais-tu ? », cela aurait été bien plus simple. J'y étudierais avec des... Des amis. On comparerait des écrits, on s'aiderait.

Mais ma réalité me déplaisait.

Je supposais que si une bibliothèque était à mon image, il y aurait des tas et des tas de livres entassés n'importe où, par terre, dans des étagères posés n'importe comment, entassés sur des chaises, etc... Aucun ne serait trié ou rangé, quelques uns seraient déchirés, d'autres moisis et seulement peu seraient en bon état. Il y aurait de l'eau par terre, et le sol serait penché. Plus on irait vers le fond de la pièce, plus l'eau monterait. Le silence habituel de ce lieu serait brisé par le son des goûtes d'eau et de sang tombant lentement, presque en lévitation dans l'air, ainsi que par le son d'une légère brise. Cette ambiance serait donc triste et désordonnée. Presque violente. Et... Il n'y aurait personne à l'intérieur.

Bizarrement, j'imaginai absolument tout. Comme si j'y étais vraiment.

La température serait fraîche comme en hiver, mais il n'y aurait pas de neige. Les quelques tables restantes seraient cassées et renversées, mais une lumière éblouissante égaillerait le lieu. En fait, il n'y aurait même pas de plafond.

Je me voyais même à l'intérieur. Au milieu de la salle il me semblait. Je me voyais vide comme jamais. Pourtant, je savais que ce désordre grouillait dans mon crâne. J'étais constamment perdu au beau milieu de cet étendu infinie de livres incompréhensibles et érodés.

Voilà.

Je savais quoi répondre. Ainsi, la demoiselle ne saurait pas réellement ce que je voudrais dire, mais je ne mentirais pas non plus, et le débat serait bien plus intéressant comme ça plutôt qu'avec une réponse banale :

- Je suppose que je rangerais.

La réponse de son interlocuteur fut assez intéressante. Après tout, elle avait plutôt l'habitude d'avoir à ses questions soit des réponses banales soit aucune réponse. La vérité était que les autres ne devaient pas être sur la même longueur d'onde qu'elle quand elle les posait. Et pourtant, Alice était persuadé qu'une abscence de réponse ou une banalité cachait autre chose. Alors, elle finissait toujours par reposer une autre question pour réavoir la surprise d'une quelconque réaction.
Dans ce cas-ci, la réaction de l'individu lui avait semblé très lente. Peut-être sa réponse était-elle due à une réflexion très poussé ? Il semblait être le genre de personne à beaucoup réflêchir avant de réagir. Bref en soit, sa réaction lente était chose normale. La majorité de ses sujets d'expérience avait le même comportement. Maintenant, elle en avait trop rencontrer de cas comme cela. Cela l'ennuyait un peu...
Heureuseument que ses propos étaient intéressants, sinon elle n'aurait plus prêter attention à ce jeune homme. Elle aurait continuer ses recherches en poésie.
Elle commença alors à se répéter ses mots "Je suppose que je rangerais". Pour ranger, il faut du désordre. Ainsi il voyait ce lieu dans le bazar complet. Etait-il pertubé par l'ordre ou avait-il une manie quelconque pour le rangement ? Les paroles reflètent souvent la personnalité de celui qui les dit. Son esprit était-il en désordre ? Si c'étais le cas, Alice se ferait un plaisir de reconstituer le puzzle situé dans sa tête.
Alice remarqua qu'il cachait toujours derrière lui le même livre. Sa thèse sur un quelconque malaise de sa part prenait un sens. Quelque chose le dérangeait et il n'arrivait pas à s'en débarasser.
La jeune fille était très intéressé par ce cas complexe. Elle reprendrait ses recherches après avoir résolu ce mystère.Elle n'hésita donc pas une seconde à poser une seconde question à son interlocuteur pertubé.

*Ah un mystère ! Je vais enfin m'amuser un peu. Il y a longtemps que j'en attendais un. Quelle aubaine !*

- Ton désordre est-il si problématique pour le ranger ?

Encore une occasion de voir s'il allait mettre autant de temps à lui répondre ou bien un peu plus ou bien un peu moins ou...aucune réponse. Elle n'avait aucune idée sur cela....et tant mieux pour elle. Elle se réservait cette surprise. Pour l'instant, elle pouvait toujours observer les autres, juste histoire de passer le temps. Elle ne savait jamais quand un autre cas mystèrieux apparaîtrait devant elle. Elle étudiait toujours avec attention les gens et si elle reconnaissait un de ses sujets d'expérience, elle commençait une nouvelle analyse. Sa logique n'avait pas de limites. Elle s'en servait à toute occasion. Après tout, même l'essence de la vie était en elle-même un mystère avec sa propre logique. Tout pouvait s'expliquer autant par les sciences autant par la littérature. Aucune notion logique ne pouvait être ignorée. Ce ne serait qu'éviter une réalité bien présente. Ce serait parfaitement stupide de l'ignorer tout en vivant dans celle-ci.
Alice, toujours aussi impassible, se tournait de temps en temps vers son sujet. Son regard croisait celui de cet individu de temps à autre. Il avait un regard assez fermé. Elle sentait l'enfermement de son esprit. Elle avait très envie d'ouvrir cette petite porte derrière ses apparences. Paraître et être, deux choses différentes selon la demoiselle. Il était plutôt sur le "paraître" selon ses déductions. Elle rencontrait souvent ce type de personnes. Apparemment, il était difficile de pouvoir "être". Sans doute, ce processus demandait plus d'efforts avant et après son obtention.
Alice était dans la catégorie "être", mais n'avait aucune difficulté à "être". Peut-être un rapport avec cette notion...de..."subjectivité"...que les autres affirmaient...de posséder ? Si c'était le cas, elle était face à une impasse. Elle s'embrouillait vite l'esprit avec ce genre de choses. L'amour, l'amitié, la joie, la tristesse, la peur...tout cela se mélangeait dans sa tête. Non, elle devait écarter cette hypothèse, sous peine de s'égarer dans l'igorance des autres. Comment un monde autre que la logique pouvait fonctionner correctement ? Impossible !

*Ne penses plus à ses bêtises ! Un individu demande ton attention pour l'étudier et l'analyser...un peu de sérieux, je te prie.*

Elle décida alors de ne pas quitter des yeux sa cible. Elle n'aimerait pas qu'il s'évapore aussi vite. Cela n'aiderait pas son étude sur son cas. Elle resta donc dans l'attente, tout simplement. C'était sa seule possibilité.
Ses pensées s'arrêtèrent par un éternuement de sa part. Elle semblait abriter en elle un microbe quelconque. Elle vérifirait duquel il s'agissait une fois dans sa chambre. Pour l'instant, elle devrait se moucher pour éviter l'encombrement de ses voies nasales. Elle fit sa demande à l'autre.

- Aurais-tu un mouchoir sur toi ?

Elle interrompait ses rélexions, mais elle évitait tout problème avec son nez. Sa demande lui semblait tout à fait normale. Pourtant, elle connaissait des personnes étranges ne la comprenant pas, malgré sa normalité. Un individu perturbé était-il bizarre ? Bonne question...