-Raaah, fait chier.

Un calcul rapide du rapport temps-espace permettait de conclure que selon toute probabilité, Jude arriverait en retard en cours, pour la 2e fois cette semaine, et... Il avait arrêté de compter le nombre total de fois où la ponctualité matinale lui fit défaut. Mais ce nombre était plutôt élevé... La seule chose qui le protégeait de sanctions plus sévères que les remontrances désormais quasi rituelle de ses professeurs était ses résultats scolaires largement corrects. Mais tout de même, n'étant pas je-m'en-foutiste, ça n'est jamais bon pour l'ego.
Il atteignit la porte de la salle de classe, les mollets douloureux de cette course soudaine au réveil. Il frappa à la porte, une voix lui dit d'entrer.

-Ah ! Monsieur Jude ! Je constate que vous êtes résolu à maintenir la durée de vos méditations matinales.

Hilarité générale.

-Très aimable, malgré tout, de vous joindre à nous.

Jude pris sa place. Le visage fermé. Bande de cons. Cela dit, faudrait vraiment penser à investir dans un réveil.

La sonnerie annonciatrice de la pause apporta une considération préoccupante : l'absence de petit déjeuner commençait à se faire sérieusement ressentir. Un détour par la cantine, histoire d'attraper un croissant ou une pomme s'imposait. Le chef en l'apercevant eu un petit rire jovial. Il connaissait l'oiseau désormais.
Le Lundi était couvert et gris. Assis sur un banc, Jude observait vaguement les différents amas d'individus qui parsemaient ça et là le parc de la Wammy. Il croqua dans la précédemment acquise granny smith. Il appréciait ces moments de solitudes, d'auto mise à l'écart. Il regardait les gens rires, parler, réagir et interagir, et cela l'apaisait de voir, sans en faire partie. Et compte tenu du nombre de cas sociaux qui avaient le don de lui hérisser le poil dès qu'ils ouvraient la bouche, ces moments là lui apparaissaient d'autant plus important, voire salutaires pour son état mental. Jude n'avait pas énormément d'amis. Il s'efforçait de rester le plus courtois possible même avec ceux qu'au fond il méprisait, et de conserver une relative bonne entente avec les autres. Et, bien sur, quelques personnes étaient pour lui au dessus du lot, une poignée qui comptait plus à ses yeux que tout le reste de la population de l'orphelinat.
Puis il y avait aussi ceux avec qui il n'avait pratiquement aucun rapport, mais qui l'intriguaient. En dehors, encore une fois, des quelques uns que dans certains élans de philanthropie, et malgré leur intelligence supérieure présumée, il considérait comme désespérés, il y avait ceux qui semblaient avoir quelque chose à dire, mais ne voulaient sous aucun prétexte le dire à quiconque. En l'occurrence, Jude avait croisé le regard de Seth. Ce type le chiffonnait. Depuis qu'il était à la Wammy, ils avaient en tout et pour tout dû échanger moins d'une vingtaine de mots, mais ce grand truc était d'un drôle d'acabit. Un autre acabit. Il fait le con, se disait Jude, mais il y a autre chose. Ce n'était pas juste un adolescent en colère se prenant pour un Sex Pistol contemporain (quoique ?) et cherchant uniquement à faire manger aux autres la boue qui recouvrait la semelle de ses chaussures. Pas seulement...
Du coup, peut être que les considérations et questionnements psychologiques de Jude sur le sujet Seth furent si prenantes qu'elle lui avaient donné un air bizarre pour qui le voyait de loin, toujours est il que le sujet en question semblait avoir remarqué son regard insistant...

Alors que le fils spirituel de Sid Vicious s'avançait vers lui, le regard droit, la démarche sûre et mesurée, Jude détourna un instant les yeux, le temps de jeter le trognon de son en-cas. Le temps de diriger à nouveau son regard devant lui, que se tenait déjà Seth, une main dans la poche, l'autre ajustant la position de ses mèches.

« Alors, on mate mon joli petit cul ? ». Jude resta un instant interloqué... Ca c'est direct. Mais finalement, à quoi s'attendre d'autre de la part de l'interlocuteur ? Très fin, très subtil comme approche. Et puis que répondre ? « Non, non, je n'ai aucun intérêt pour ton postérieur, aussi esthétique soit-il... » ? Non, le ténébreux avait joué son coup, et un coup qui portait sa signature. Un coup comme un talon enveloppé dans chaussure italienne de luxe cirée et lancé dans le plateau de jeu. Car, il s'agissait d'un jeu. L'alter se tut.

« Seth, pour te servir. Soit plus discret la prochaine fois. » continua le brun en tendant sa main à Jude. Second coup. Jude baissa les yeux une seconde sur cette main aux doigts longilignes et interminables. Cette main semblait cacher quelque chose d'invisible, d'indicible. Elle semblait pouvoir se transformer en serre animale dès que Jude approcherait la sienne, et les griffes se planterait profondément dans la chair. Décidément, ce type le chiffonnait, mais avait quelque chose de diablement, oui diablement fascinant. « Jude. J'y penserai. » répondit-il simplement, en serrant la main tendue dans un lent mouvement de méfiance. Un « j'y penserai » pour jouer la sécurité, garder ses distances.

Dans le regard et le sourire en coin que Seth lui rendit, il comprenait les rumeurs à son sujet. Oui, des aventures, il a dût en avoir, celui là, et un certain nombre. Des conquêtes au sens littéral du termes. Militaire, et dévastatrice. Plus proche d'Attila le Hun que d'Alexandre le Grand. Il était cependant physiquement bien plus proche d'un prince grec que d'un barbare sanguinaire.

« Seth... Comme le dieu égyptien ? » rendit mécaniquement et prudemment Jude. La question, quelque part, était stupide. Qui ou quoi d'autre, que le dieu du chaos, et de la destruction ? Le divin fouteur de merde, aux mœurs souvent noir, parfois scandaleux, et sexuellement débridé. Et il faut dire qu'assis sur son banc, l'observant de contre bas, Seth avait quelque chose d'imposant, malgré sa fine constitution. Les jambes solidement plantées dans le sol, et encore une fois, ce regard perché, assuré, et pénétrant. Ne manquait que le sceptre pour compléter le tableau. Il en serait presque effrayant. Alors, oui, d'après tout ce que Jude avait entendu dire, ça semblait évident. Qui d'autre que le dieu Seth ?

D'ailleurs, peut être était-ce une erreur de serrer la main d'un mec qui porte le nom d'un être démoniaque. Un surnom à beau n'être qu'un surnom, il y a quelque chose derrière, un fond de vérité, et c'est ce qui attirait Jude. Malgré tout, il voulait le connaître. Le cocon de chaos, le revêtement noir que portait et entretenait Seth était-il destiné à cacher un noyau sensible ou honteux, ou bien ce noyau était-il simplement aussi pourri que sa conscience morale ? Et maintenant, allait-il trouver ce noyau, ou se voir gratifié à la fin d'un coup de talon dans la mâchoire ?