Décembre 2007
Abyss ~> Dix ans et dix mois.
Phlegmat ~> Seize ans et onze mois
Le parc.
Aucune raison ne pouvait expliquer ce changement de comportement dont personne ne serait au courant à part peut-être un noctambule.
Au début, elle semblait juste perdue. Quand elle ne se repliait pas sur elle-même, le regard absent et tourmenté, la main tournant nerveusement un domino entre ses doigts, elle s'enfermait dans un mutisme total. Elle ne regardait pas les gens dans les yeux ; et quand elle le faisait, c'était pour leur signifier qu'elle souhaitait les voir partir. Disparaître. Peut-être mourir. Elle n'aimait pas ce monde qui l'entourait, cela se voyait. Elle en avait peur, aussi. Quand il devenait agité, elle s'agitait aussi, à sa façon. Elle semblait meurtrie la pauvre petite, et personne pour l'aider, car personne qu'elle ne refoula.
Il y en avait qui se désolaient pour elle. Quand ils la croisaient, ils essayaient de lui tendre la main, d'engager la conversation. Ils n'étaient pas nombreux, mais ils étaient là. Ils aurait aussi bien pu ne pas l'être.
Il y en avait, et c'était les plus nombreux, qui s'en fichaient. Elle n'était pas la seule à être ainsi. Elle n'était pas intéressante à s'isoler tout le temps. C'était à peine si on la voyait. S'il n'y avait pas de cours, elle n'existerait même pas.
Il y en avait enfin qui aimaient bien cette petite. Oh non, ce n'était pas de l'affection pour un être humain, juste une satisfaction à avoir une victime supplémentaire à l'orphelinat. Un coup de pied sur sa canne de grand-mère et paf ! elle était par terre. C'en était trop facile. Mais elle ne pleurait même pas. Elle ne sanglotait pas, ne gémissait même pas. Tsss, même un coup de pied dans le tibia ne lui arrachait pas un son. Elle se pliait juste sur elle, les yeux crispés. Et quand on s'éloignait enfin, elle se relevait, se ressaisissait de sa canne et s'en allait dans ce claquement qui deviendrait sa signature avec le temps.
Les professeurs quant à eux la voyaient comme un cas social... comme un autre. Après tout, elle n'était pas la seule muette de l'orphelinat, ni même de sa classe. En art plastique, ses dessins étaient comme ceux des enfants, plus précisément des enfants plus jeunes qu'elle. Des traits indélicats, des contours confus, un coloriage brouillon... Et quand on lui demandait d'aller voir le psychologue de l'orphelinat, elle n'y allait tout simplement pas. On n'insista pas beaucoup. Après tout, elle travaillait bien et était particulièrement douée en mathématiques. Que demander de plus ? De toute façon, elle était trop jeune pour aller où que ce soit, et ici son comportement ne faisait pas plus inquiétant que ça.
Que faisait-elle la nuit ? Nul n'en avait l'idée. En effet, elle prenait soin de fermer sa chambre à clef en permanence, qu'elle y soit ou pas. Et ce n'étaient pas des idiots frappant sur le battant en pleine nuit qui allaient changer quoi que ce soit. D'ailleurs, on n'était même pas sûr qu'elle y restait, dans sa chambre. Elle pouvait aussi bien se promener dans les couloirs voire dehors sans se soucier du règlement.
Cela faisait à présent cinq jours qu'elle était là. Une nouvelle semaine commençait pour elle, la première semaine complète qu'elle passerait dans cet établissement pour enfants surdoués et sans parents. Elle se doutait bien que certains n'étaient pas vraiment orphelins mais avaient seulement été reniés par leurs parents. « Seulement » ? C'étaient là des pensées peu compatissantes. C'étaient là des pensées tout à faire naturelles pour elle qui haïssait Autrui.
Lundi, un inconnu parmi tant d'autre accrocha volontairement son pied à sa canne.
Mardi, un groupe de jeunes filles la regarda comme si elle était une arriérée.
Mercredi, une fille lui tendit la main.
Jeudi, deux jumeaux lui tournèrent autour.
Vendredi, l'alarme sonna. Au loin était apparue une silhouette féminine, une longue chevelure verte et surtout deux yeux d'un doré acéré et inquiétant. Danger. L'enfer n'était pas loin ce jour-là. Non, juste à quelques pas. Un demi-tour puis un retour permit de sécuriser cette distance, mais ce regard était très clair.
A éviter. A tout prix.
Quitte à mourir.
Elle venait de rencontrer la Reine des Enfers.
La nuit qui suivit fut pleine de cauchemars. Elle rêvait qu'on la jetait dans un brasier et qu'un rire de jeune femme s'élevait. Des paroles affreuses s'échappaient de ses lèvres, telles que la petite se résolut à ne pas fermer l'œil de toute la nuit. Ce ne serait pas sa première nuit blanche après tout. Non, ce ne serait nullement sa première.
Elle renversa pour la énième fois depuis qu'elle était là son immense sac plastique de dominos. Et elle les empila, l'un après l'autre. Non, elle ne ferait pas de miniature magnifique. Juste une tour. Ou, plus simplement, juste une pile. Un domino sur un autre, le plus haut possible. Car en bas, c'est l'enfer. Et en haut, alors ? Non, pas le paradis. Le paradis, ça n'existe pas. Il y a juste le ciel. Sans espoir. Juste une vaste étendue d'un bleu uni et désespérant. Et c'est là haut qu'on dit que les morts s'en vont.
Mais non, il n'y a pas de paradis pour les morts. Car quand on meurt, on ne va nul part. Le corps n'est plus qu'un cadavre, un objet dégoûtant, de la nourriture pour les insectes charognards. La vie qui l'animait n'est plus. Et il n'y a plus rien. Plus rien. Juste un vide dans les cœurs endeuillés.
Juste l'abîme dans le sien.
Une boule se forma dans sa gorge. Elle voulait encore pleurer. Ce besoin revenait souvent depuis qu'elle était seule dans sa chambre, mais c'était elle qui avait choisit cette solitude. Il n'y avait aucune compagnie à désirer ici, exceptée celle de la solitude. Et celle des larmes. Mais celles-ci n'étaient pas du même avis, elles refusaient de venir. Alors la petite se sentait presque suffoquer. Ce qui devait être un sanglot n'était qu'un gargouillis déplaisant du fond de sa gorge. Quelquefois, elle avait l'impression d'être sur le point de vomir ses tripes et tout ce qui lui permettait de vivre. Mais plus rien ne lui permettait de vivre, alors plus rien ne sortait. Elle restait seulement ainsi, immobile, la tête penchée en avant, et elle attendait que cette douleur s'en aille, ce qu'elle finissait toujours pas faire. Puis elle reprenait son activité, à savoir jouer avec ses dominos.
Mais ce soir-là, les dominos s'écroulèrent trop vite. Elle n'arrivait plus à les maintenir assez longtemps pour qu'ils montent assez loin du monde d'Autrui. Elle réessaya, mais c'était inutile ; ils tombèrent une seconde fois de façon tout aussi précoce. Elle jeta alors un coup d'œil à son armoire. En général, quand elle se réfugiait à l'intérieur, elle se sentait mieux. C'était la raison pour laquelle elle y avait installé la couverture dédiée à son lit. Elle se mouva vers elle à quatre pattes, s'installa à l'intérieur. L'armoire était large et ses jambes petites, elle y tenait bien sans avoir à se crisper de façon exagérée. Elle tira la porte qui vint se fermer d'elle-même, la plongeant dans le noir le plus complet. Elle s'installa alors dans une position plus confortable, calant sa tête contre un angle interne du meuble. Ses yeux se fermèrent alors par réflexe et l'emportèrent contre son grès dans une fragile torpeur.
Elle sursauta.
C'était comme un grand éclat dans sa tête. Un éclat juste pour la réveiller. Bruyant et aveuglant, il l'avait effrayée. Parce qu'un cauchemar avait essayé de s'immiscer sous ses paupières et que quelque chose avait provoqué cet éclat pour la prévenir. Non, ce n'était pas la peine de rester ici. Le cauchemar n'était nullement gêné par des parois de bois, il ne les voyaient sans doute même pas.
Elle fut surprise lorsqu'elle s'entendit tourner la clef dans la serrure de sa porte. Etait-ce vraiment ce qu'elle souhaitait ? Sortir de l'air étouffant de sa chambre ? Elle passa la porte, la verrouilla derrière elle. Elle cacha la clef dans une doublure de sa petite robe noire. Mais où irait-elle ? Cela faisait plus d'une semaine qu'elle était là et elle ne connaissait de l'orphelinat que les salles de cours et sa propre chambre. Elle faisait quelques pas dans sa réflexion quand un cri étouffé la fit sursauter. Elle avait tendance à sursauter facilement la nuit. Et ce cri... d'où venait-il ? Elle tata sa robe, trouva un domino solidement coincé dans une doublure. De l'autre main elle serra sa canne. Avec son domino elle tata les murs mais évita les portes. Il n'y avait pas que des cris mais aussi des gémissements. Quelqu'un souffrait. Une fille. Qui souffrait fort. La fillette arriva devant la chambre troisième. La douleur venait de là. Un nouveau cri s'échappa, plus bref, qui la fit frissonner dans toute son échine. Une seconde voix alors s'éleva, beaucoup plus assurée et même teintée de plaisir. Une voix qu'elle n'avait entendu qu'une seule fois mais qui déjà était ancrée dans sa mémoire.
La réaction de l'enfant fut toute naturelle. Elle tourna les talons et se réfugia dans sa chambre, fermant toujours à clef derrière elle. Elle haïssait Autrui, cette entité maléfique qui répandait haine et souffrance sous prétexte que c'était sa vie. Mais elle ignorait à tel point cet endroit était maudit. Non, elle ne voulait pas rester ici un instant de plus. Non qu'elle s'imaginât un seul instant pouvoir s'enfuir, elle ressentit un besoin pressant de sortir du bâtiment et d'aller respirer un air plus sein que celui-ci. Elle enfila un collant au tissu noir, opaque mais fin, et se saisit d'un gilet de coton gris sombre. Après avoir enfilé des bottines dans le même ton, elle sortit de sa chambre, la verrouillant pour la énième fois depuis le matin, cacha sa clef dans une petite poche du gilet, et se dirigea d'un pas étrangement résolu vers le rez-de-chaussée.
Mais il faisait froid, dehors... La petite fut prise de frissons alors même qu'elle laissait la porte d'entrée se fermer. Elle commença à marcher sans but précis sur le petit chemin caillouteux du parc. Elle frissonnait mais cela ne la gêna pas longtemps. Cette atmosphère froide et silencieuse l'avait manquée, et la retrouver lui faisait un peu de bien. L'herbe était pâle, couverte d'une fine pellicule de gel. La fillette leva les yeux au ciel, et c'est alors qu'elle rencontra la Lune.
Serrant son gilet contre elle, elle contempla l'astre argenté comme si elle le découvrait pour la première fois de sa vie. Dans ses yeux vides brillèrent deux lueurs d'émerveillement. Ce qu'il se passa au plus profond d'elle n'avait pas de nom. Peut-être était-ce ouvrir les yeux. Peut-être était-ce apercevoir la lumière. Difficile à dire. Mais voir la Lune à cet instant précis ressemblait à.... quelque chose de merveilleux sans doute. Elle n'arrivait pas à mettre des mots sur cette sensation qui l'envahissait. Son corps frissonna encore, mais le froid n'en était plus le principal responsable. La fillette eut envie de s'envoler vers cette merveille comme si un ange descendait du ciel pour la sortir de cet enfer. Elle voulait s'envoler avec lui, s'envoler vers cette lumière comme un papillon de nuit désespéré.
Mais c'est impossible mon enfant. Tu n'as plus d'ailes, l'aurais-tu oublié ?
Ce fut comme un choc électrique qui parcourut le corps de l'enfant avant de le figer. Son regard s'attrista, s'éteignit, tandis qu'elle quittait la lune des yeux et baissait la tête. Cette lune qui lui donnait tant envie était pour sûr hors de portée. Impossible à saisir, impossible à toucher voire effleurer. Juste impossible à approcher. A quoi bon rêver d'elle alors, si c'était pour se retrouver confrontée à la réalité par la suite ? Sans ailes, la fillette n'était plus rien. Quand on lui arrachait les ailes, un papillon mourrait. Alors la fillette était en train de mourir elle aussi... Non, elle était déjà morte. On ne peut pas survivre longtemps sans ailes, et l'enfant avait perdu les siennes depuis... depuis quand ? C'est à peine si elle se souvenait de ses ailes. Elle se souvenait de l'intense douleur quand on les lui avait arrachées, quand on les avaient jetées loin derrière, et qu'on l'avait éloignée d'elles encore vibrantes. Elle se souvenait des larmes, se souvenait de ses efforts pour ne pas qu'on la sépare d'elles. Elle aurait voulu les serrer dans ses bras, les coudre sur la peau de ses poignets pour ne pas s'en séparer, les y aggraver ou même les souder avec ses os.
Elle aurait voulu rester auprès de Damase. Elle était si bien, avant, quand elle était avec lui... Quand une personne enfin la serrait contre elle et le protégeait des dangers du monde. Quand une personne enfin donnait à une enfant le pouvoir de s'ouvrir comme une fleur restée fermée dans le noir un peu trop longtemps alors que le soleil, lui, est déjà haut dans le ciel. Il avait suffi de rien, de rien, pour que tout soit brisé. La fleur a été condamnée à se refermer alors qu'elle découvrait à peine la lumière.
C'est ainsi que la petite fille aux cheveux d'or est morte. C'est ainsi que s'est formé, tout doucement, tout lentement, un ectoplasme.
Près d'un arbre, l'enfant était assise sur un banc, son premier banc d'ici. Elle était tout à gauche, près du bord mais juste assez loin pour y caler l'extrémité de sa canne de façon à ce qu'elle soit en biais, le pied loin devant. Elle était assise sur ce banc dur pour ses petites cuisses et balançait légèrement ses jambes d'un geste lent et contrôlé, comme pour se concentrer sur ce mouvement, tandis que sa main droite faisait toujours tourner un domino entre ses doigts. Son regard, cependant, semblait ailleurs, encore perdu dans la tourmente. Avec cependant quelque chose en plus, peut-être. Peut-être y avait-il un peu de nostalgie dans ce regard. Il était difficile à lire sur ce visage toujours vide d'expression.