La Common Room se remplissait au fil des heures, en cette fin d'après-midi. Les cours des élèves se terminaient progressivement et, avec l'approche de l'hiver et l'arrivée des températures basses, la plupart des orphelins préféraient rester à l'intérieur occuper leur temps libre. De fait, la salle, déjà bien fréquentée en temps normal, l'était encore plus durant ces périodes. Des enfants venaient s'installer dans les fauteuils pour discuter, flâner, jouer à des jeux de société, lire, se détendre. D'autres se pressaient autour du piano, ou bien se rendaient dans la salle équipée de la télévision. Et l'atmosphère de la salle trahissait l'arrivée imminente des fêtes de fin d'année. Malgré le nombre d'adolescents, le bruit n'était pas trop important. Seul le piano s'entendait dans l'ensemble du salon.

Mais tout ceci échappait aux oreilles de Mikhaïl, qui, après avoir révisé avec Muse, était venu s'installer sur un des fauteuils de la Common Room afin de s'amuser un peu. Devant lui, un échiquier électronique, le sien, était posé sur une petite table basse. Passionné des échecs depuis sa plus tendre enfance, il en possédait actuellement trois. Celui qu'il avait reçu en cadeau pour ses dix ans, un bel échiquier, dont le plateau était fissuré depuis l'incident qui avait bouleversé le cours de sa vie et l'avait conduit ici. L'adolescent ne le sortait jamais en public, le gardant précieusement dans sa chambre, de par sa valeur symbolique. Souvenir de la première partie de sa vie. Attache sentimentale. Le second échiquier, plus simple, il se l'était acheté juste avant d'entrer à l'orphelinat, dans l'optique de pouvoir faire des parties avec d'autres orphelins, s'il trouvait des partenaires de jeu. Le dernier était cet échiquier électronique, renfermant cinquante niveaux de difficulté, s'adressant aux joueurs d'un bon niveau. Celui-ci lui permettait de s'entraîner seul contre une machine. Il s'agissait également d'un défi : arriver à terminer les cinquante niveaux. Actuellement, l'orphelin s'attelait au vingt-troisième niveau.

Le menton appuyé sur ses mains, l'adolescent fixait le plateau de manière si intense qu'on aurait pu le croire prêt à se jeter sur ce dernier pour le fracasser. La fin de la partie se profilait, et le jeune adolescent évaluaient les différentes possibilités s'offrant à lui, les risques de répliques de l'ordinateur, et le nombre de coups. Son but n'était pas de gagner. Il était de gagner avec un minimum de déplacement. Ses yeux bleus se déplaçaient lentement sur le plateau, s'arrêtant sur les pièces, revenant sur ce qu'il avait déjà vu. Ma reine ou ma tour ? Ou est-ce-que je feinte en jouant avec mes derniers pions, pour l'amener à isoler ses pièces maîtresses ?

Plongé dans ses réflexions, le monde extérieur ne lui apparaissait plus du tout. Il était arrivé au degré de concentration où il oubliait le reste de l'existence. Seul restait l'échiquier, l'ordinateur, et lui-même. Mikan n'entendait même plus la musique que son casque diffusait à bas volume, branché à son lecteur mp3. Les groupes d'électro et de rock s'enchaînaient sans qu'il s'en rende compte, le son pulsait à ses oreilles. Même ses cheveux, dressés en crête sur sa tête, avait cessé d'exister dans ses pensées. Même les livres. Absorbé dans le jeu, son fauteuil face à une fenêtre afin de profiter des dernières heures d'éclairage naturel, inconsciemment bercé par le rythme des musiques, Mikhaïl ne pensait qu'à une seule chose : Comment le coincer ?

Il venait de prendre une décision. Attaquer directement avec sa tour. Utiliser ses pions pour forcer l'ordinateur à isoler ses pièces maîtresses n'était pas utile. Il était sûr de gagner en jouant avec sa tour et sa reine, et de façon rapide. La mort de l'ordinateur n'était qu'une question de temps, et le tout sera fait rapidement. Il avança son bras et déplaça sa tour de quelques cases, de façon à menacer le roi adverse, puis croisa ses mains sous son menton en attendant la réponse de la machine.

"- TU FAIS QUOI?! "

Mikan sursauta en sentant des bras entourer son cou et en entendant le cri poussé près de ses oreilles, que la musique, à bas volume, ne lui avait pas permis de ne pas entendre. Son casque tomba de ses oreilles sur les bras de l'individu, qui explosa de rire au même moment. Le cœur de l'adolescent battait à cent à l'heure du fait de la surprise, et il lui fallut une seconde de réflexion pour comprendre que quelqu'un venait de lui faire une blague. Il tourna la tête de côté pour apercevoir le visage de la farceuse – car, à sa voix, il s'agissait d'une fille -, et fut surpris de se retrouver nez à nez avec une orpheline emmitouflée de vêtements. Elle devait avoir au moins trois couches d'habits. Une personne malade ? Mais sa voix et son énergie contrecarraient cette hypothèse. Mais pourquoi autant de vêtements ? L'orphelinat était très bien chauffé en hiver, et il aurait fallut être particulièrement frileux pour avoir froid au point de porter autant d'habits.

Mikan, se détournant des vêtements, qui l'avaient momentanément omnibulé, fixa son regard sur le visage de l'orpheline. Il l'identifia alors, en assemblant sa voix à ses mèches de cheveux et ses traits du visage. Summer. Évidemment. Peu, parmi les orphelins qu'il côtoyait, aimaient faire des blagues. Il ne connaissait pas beaucoup la jeune fille, ayant juste discuté quelque fois avec elle. Mais c'était une personne sympathique, souriante, et qui appréciait particulièrement faire des farces en tout genre. Un sourire se dessina sur son visage. Summer avait réussi son coup. Absorbé dans le jeu, il n'avait absolument pas prêté attention à ce qui l'entourait, et ne l'avait donc pas vu arriver. La surprise avait été totale. Ayant oublié le monde extérieur durant quelques instants, forcément, l'incompréhension et l'étonnement avaient été les premiers sentiments de l'adolescent en entendant le cri de la jeune fille.

L'orphelin posa un bref regard emprunt de regret vers son échiquier. Par chance, il n'avait pas bousculé les pièces, mais le temps avait continué de tourner, et ces minutes perdues équivalaient à du temps supplémentaire pris pour gagner. D'un geste souple, il appuya sur la touche de mémorisation des données. Puis, il se retourna vers Summer, un sourire amical au coin des lèvres. Sa partie était visiblement reportée. Il l'achèverait plus tard puis recommencerait, afin de mettre le moins de temps possible.

" Jusqu'à ce que tu viennes, je jouais aux échecs. Ta blague est un succès, je me suis totalement fais surprendre. Bien joué."

Puis, posant son regard sur les vêtements de la jeune fille, qui, décidément, l'intriguait, il lui posa la question qui ne le quittait pas, les yeux pétillants d'amusement.

"Pourquoi tant de couches de vêtements ? Tu as si froid que ça ?"

Il se doutait par avance de la réponse. Quelque chose lui disait que le choix de "Summer" comme pseudonyme n'était pas anodin.