Dimanche. Jour de paix, de loisirs, jour divin. C'était le jour où Madame Hitler sortait Dolfie au parc, la journée où le Seigneur avait branché son répondeur et s'était accordé une bière ainsi qu'une sieste, le moment trop rare où les étudiants se dédouanent de leurs responsabilité mais, en songeant au lendemain, dépriment déjà. Le jour où même les orphelins de la Wammy's House jouissaient d'un congé.
La bibliothèque était encore fermée. Le réfectoire demeurait silencieux. Même la chambre de Lawrence et Graham était calme. Le soleil, encore orangé, ne fournissait même pas assez de lumière pour éclairer son travail. Fidèle aux habitudes, le jeune garçon étudiait dans un ordre et une symétrie parfaits : son programme de révisions et plus encore, d'études, avait été soigneusement pré établi, organisé et adapté à ses journées de dures labeurs. Quelques sons. Les oiseaux. Le crissement de la plume parcourant le papier. Les pages tournées, retournées, dans une danse pas toujours régulière mais si familière et apaisante pour le garçon. C'était bon, reposant de tout contrôler ainsi. Son bureau était ordonné, ses études, ses lectures, ses mouvements méticuleusement orchestrés, tout lui obéissait et nul ne pourrait troubler la perfection que Grin semblait enfin avoir atteint.
Dans cette étrange et inhabituelle solitude matinale, le pré adolescent à la cravate parfaitement nouée veillait à optimiser son temps qu'il jugeait trop restreint pour rattraper ses rivaux dont la plupart ignoraient jusqu'à son existence. Parce qu'il n'était que le chien chien de Lawless, le petit, le grimaçant, il n'avait aucune existence dans ce monde impitoyable ,régulé par une intelligence quantifiée par de ridicules points de QI, sujet de vantardises et rivalités. Grin percevait le ridicule de cette lutte pour un pouvoir tout aussi illusoire et factice, il ne voyait aucun intérêt à être le meilleur pour être le meilleur ou même contrôler un orphelinat. Car Grin avait compris que le but de l'établissement était de faire de ces jeunes un atout pour créer une société meilleure, devenir L n'était même pas le but principal, néanmoins si ces enfants si intelligents, inventifs et malins s'alliaient, tout en respectant des valeurs et morales communes à tous, le monde n'en serait-il pas amélioré ? Une seule place pour devenir le meilleur ? Foutaises. Le monde ne se résume pas à un podium.
Il l'avait compris mais était si jeune encore. Son objectif principal n'était pas loin de celui de la plupart de ses camarades : surpasser les autres pour un jour espérer prendre la place du meilleur : L. À la différence qu'il ne souhaitait remplacer personne derrière un pseudonyme pré fabriqué, mais désirait se forger un nom bien à lui.
Sa chambre était bâtie et aménagée sur le même modèle que les autres : large, lumineuse, mais encombrée par des lits jumeaux, agrémentés de deux tables de nuit, et un long bureau commun sous la haute fenêtre où deux lampes à pied permettait un éclairage convenable. Le plafonnier dispensait une lumière douce néanmoins vive, bienvenue pendant les journées d'hiver anglais où la grisaille déprimait, il était bien souvent allumé par Grin qui ne supportait pas l'obscurité qu'il considérait comme nocive car sa vue baissait, abîmée par ses révisions tardives, et l'inquiétait énormément. Deux armoires pareilles en tout point avaient été placées de chaque côté de la pièce, au pied des lits et offraient à leurs propriétaires rangements et cachettes étroites heureusement hautes jusqu'au plafond. Vides, les chambres étaient totalement impersonnelles et ils semblaient aux nouveaux arrivants qu'un miroir avait été installé sur tout un mur pour refléter une chambre simple, tellement la symétrie était parfaite avec, comme détail ultime, les mêmes chaises et verres à eau disposés à l'identique.
Le jeune garçon qui occupait l'une de ces chaises, Grin, avait été un enfant adorable, était un joli jeune garçon et serait sûrement un beau jeune homme, puis un bel homme. Il n'y prêtait pas grande attention, surtout à cet instant. Sa cravate, indicateur de son humeur, tranchait son torse et sa personnalité en deux parties pas toujours égales car l'accessoire penchait régulièrement vers la droite et il était plus souvent sérieux et austère qu'il ne pouvait être souriant et joueur. Ce n'était pas de la schizophrénie qui s'ajoutait à ses troubles psychiques mais un enfant a parfois besoin de repères physiques, d'objets rassurants : un doudou, un geste. Pour Grin qui avait la peur phobique de perdre le contrôle de ses actions ou plus simplement de son corps, il s'agissait d'un rictus, soulevant abominablement sa lèvre vers le haut, découvrant ses dents dans un sourire malade et carnassier totalement involontaire, ainsi que d'une passion exagérée pour l'ordre et la propreté. Grin ne supportait pas non plus voir sa tenue altérée. C'était arrivé, par la faute de Lawless qui lui avait versé le contenu d'une boisson alcoolisée sur le sommet du crâne. Le grimaçant était alors paru encore plus stupide et fou qu'à l'ordinaire.
Expliquons donc : la seule chose qu'il pensait être capable de contrôler de façon entière était son univers direct : sa chambre, son sac, son bureau, ses lieux, ses choses, son corps. Ils étaient toujours rangés, presque maladivement et souvent dans un état de frénésie. Grin avait été enlevé à une étrange famille aimante contre son gré. Trop jeune, il n'avait aucune opinion à livrer, aucun veto à apposer. Aucun contrôle sur sa vie.
En ce jour, le pensionnaire n'y pensait pas car il faisait, enfin re faisait, des exercices particulièrement fastidieux de mathématiques. Graham avait toujours eu un goût immodéré pour cette matière abstraite et artificielle où tout s'ensuivait parfaitement dans une mécanique immuable et prévisible. Il avait un contrôle à condition d'avoir à l'esprit les bonnes formules. Et le garçon les apprenait, les connaissait avec un plaisir évident, admirant avec quelle exactitude tout s'enchaînait dans une rythmique inébranlable, dans un langage universel qui resterait longtemps inchangé et inchageable. C'était un véritable plaisir. Pour cela le garçon avait jugulé sa passion en s'imposant le schéma suivant : un exercice de mathématiques, si plaisant soit-il, entraînait alors un exercice d'anglais ou deux exercices de français ou trois de japonnais ou encore un nombre équivalent de leçons d'histoires etc. Car en fonction de leur coefficient, établi par ses soins, de leur facilité pour sa personne ou même du bon temps qu'elles pouvaient parfois procurer, les matières étaient classées par importance et couleur. Le bleu pour les maths, le rouge pour le français et ainsi de suite et il allait de même pour le sport, difficile à suivre avec un professeur aussi exigeant que Silence, mais qui en revanche n'avait aucun crédit mais agissait comme remontant et calmant, indispensable pour le bon fonctionnement de son programme d'études. Ces couleurs servaient exclusivement au classement, autant sur son bureau que dans son sac de cours.
Ses horaires étaient eux aussi arbitrairement préparés : le lever, la toilette, les repas, les heures de cours, les récréations (transformées en séances de révisons), les courtes périodes de repos... tout était chronométré, prévu et routinier. Cela lui convenait car, tout cela, il le contrôlait. En ce dimanche, encore jeune, Grin devait accomplir trois choses : ses devoirs, révisions, études autodidactes, son entraînement physique et enfin se rendre au centre de Winchester pour un court répit avant une nouvelle période de travail acharné visant à le préparer pour une semaine d'apprentissage durant lequel il apprendrait de nouvelles choses qu'il se devrait de revoir le week-end suivant afin de les assimiler complètement.
Dimanche. Jour de paix, de loisirs, jour divin. Se fit alors percevoir un son. Lent et constant, régulier et lancinant. Lancinant parce qu'il troublait Grin dans sa concentration presque surnaturelle. Terrifiante rumeur qui allait en s'amplifiant, d'abord imperceptiblement puis de plus en plus dérangeante. Cela grinçait, frottait, tapait. Puis ces bruits furent rejoints par d'autres, plus atroces encore : des voix, des conversations, des rires, des cris : l'orphelinat se réveillait. Il était temps d'aller petit-déjeuner.
***
Il avait petit-déjeuné, accompli son rite de musculation après étirements, et s'était, comme à son habitude, allié à un couple d'ami pour obtenir sa permission de sortie : les orphelins n'ayant pas l'âge requis pour sortir dans Winchester non accompagnés devaient obligatoirement rester en groupe de minimum trois personnes. Mais une fois arrivés à destination, Grin et les autres se séparaient, simplement unis pour raison technique. Et il errait sans réel but au travers de petites rues pavées et désertes en ce jour de congés où aucun magasin, ou presque, n'ouvrait ses portes. Et il errait sans but réel, et cela lui convenait tout à fait.
Vêtu comme à son habitude d'un jean, noir aujourd'hui, et d'une chemise à manches courtes de même couleur (cravatée bien entendu), le garçon semblait bien sombre et quelque peu vieilli, cela étant aussi dû aux cernes qui soulignaient ses yeux de charbon. Ces yeux semblaient être l'un des seuls attributs paternels dont il était pourvu. Son père, un méditerranéen lui avait-il paru. Il n'avait pas cherché bien loin, il n'avait eu nul besoin d'une figure paternelle, avec sept mamans il avait déjà de quoi faire. Ce fût donc seul qu'il s'aventura dans une petite librairie, dissimulée en bonne partie par du lierre et si étroite qu'elle en paraissait irréelle.
Ce n'était qu'un long vestibule, un couloir au plafond haut et neutre dont les murs usés devenaient invisibles, dissimulés par de gargantuesques étagères qui atteignaient presque le sommet de la salle. Graham resta un instant interdit devant ce royaume de silence et de poussière, subjugué par l'aura de quiétude et de savoir régnant. Un vague sourire. Il s'avança, rêveur. Le sol de linoléum répétant ses pas dans un crissement léger qui montait dans l'air tel une mélodie improvisé par le pré adolescent, le gérant de la boutique se redressa sur sa misérable chaise de jardin, en plastique vulgaire, posée bien en évidence au milieu de piles de livres en attente d'un quelconque triage.
Jonathan Ferguson était né en Irlande Il en conservait la nationalité, l'accent, une forte personnalité et un tatouage de l'IRA sur l'avant-bras droit. Monsieur Ferguson avait quitté son pays pour celui des envahisseurs par amour, amour qui l'avait abandonné pour une place au paradis. Il ne lui en voulait pas, après tout, il la rejoindrait bientôt. Avec ses cheveux blancs comme neige, sa cambrure élégante et fine, sa grande taille et son air noble, il était plus aisé de le dire ancien danseur que Irlandais pure souche.
« Je n'ai pas de mangas, bandes dessinées et autres œuvres, Ô combien conséquentes littérairement parlant. » fit-il d'une voix lente et douce, comme repentie par on ne sait quelle culpabilité.
« Ce n'est pas ce que je recherche, Monsieur.Et qu'est-ce que tu veux alors ? »Grin lui adressa un large sourire et déclara avec candeur :
« Si je pouvais je dirais : tout ! Mais mes moyens sont limités. »Il y eut un silence et une réponse souriante. Le voyage de Grin débuta, rien ne semblait être prévisible en ce lieu mystique : il n'y avait aucun classement, qu'il soit alphabétique, numérique chronologique ou thématique. Les ouvrages semblaient être rangés par hauteur, les bibliothèques n'étaient qu'un terrain de Tetris où le libraire s'efforcer de caser de plus en plus de volume tout en évitant l'éclatement ou l'effondrement des étagères de bois. Le jeune garçon fut alors condamné à escalader de hautes et périlleuses échelles et escabeau, à presque ramper au sol à déplacer une trentaine de livres ne serait-ce que pour en atteindre un qui lui semblait si ancien qu'il s'étonnât de ne pas le voir tomber en poussière. Malheureusement, le grimaçant n'avait que de basses connaissances latines. En effet, l'anglais n'étais pas la seul langue écrite proposée, il y avait même un livre sur la botanique rédigé en Espéranto. Terrifiant, fascinant.
° Cooooool ° fut le seul qualificatif qui lui vint à l'esprit lorsqu'il dégota un manuel d'apprentissage à la guitare sèche.
Assis à même le sol, Grin ressemblait à ces enfants de boutiquiers qui élisent rapidement domicile sur le lieu de travail de leur parent : en tailleur, escorté de livres divers formas amas tantôt poussiéreux tantôt flambant neuf, il suscitait la curiosité amusé des rares clients flânant, totalement désœuvrés en ce jour de congé. Alors que le vendeur allumait une pipe, calé dans sa chaise et l'air bien heureux et que le temps promettait une belle averse, un résidant de la Wammy's House tapota sur l'épaule de Grin qui, dans sa fascination pour des reproductions des gravures de Gustave Doré, sursauta et se retourna, un air presque coupable sur son mignon visage.