Color ne savait pas ce qu'elle avait.
La seule chose qu'elle savait, c'était qu'elle se sentait perpétuellement énervée. Elle ouvrait les yeux chaque matin avec la seule envie de les refermer pour le restant de ses jours. Lorsqu'elle voyait la poussière s'accumuler dans le couloir du dortoir des filles, elle ne prenait plus son balai en souriant, mais en grommelant que décidément cet orphelinat ne serait jamais propre. Elle saluait avec peine ses amis dans le couloir, n'arrivait plus à tenir une conversation sans se forcer. Color ne comprenait pas. Color devait être parfaite, c'était son but, son objectif ultime ; mais depuis quelques semaines la perfection la rendait folle de rage.
Color ne savait pas ce qu'elle avait.
Elle s'en voulait d'être aussi désagréable envers les autres. Elle n'aimait pas ça, cette sensation d'être un parasite, de gêner l'assistance de par sa présence ; mais c'était plus fort qu'elle, elle n'arrivait pas à faire autrement. Il fallait qu'elle exprime ce malaise coincé en elle. Alors pour oublier, pour effacer ses mots malheureux et ses réactions parfois un peu trop abruptes, Color cuisinait. Tous les jours, de seize heures à dix-huit heures, elle envahissait les cuisines et se mettait à effectuer toutes les recettes de gâteaux lui venant à l'esprit. Ensuite, de dix-huit heures à dix-neuf heures, elle les distribuait à qui en voulait bien.
Color ne savait pas ce qu'elle avait.
Ce jour-là, elle avait fait des muffins au chocolat et à l'orange. Elle n'aimait pas particulièrement l'orange, mais elle savait que cela se mariait très bien avec le chocolat. Alors elle se mit en quête d'une personne capable de les accepter. Elle déambula dans les couloirs longtemps, la mine morose, n'osant aborder personne ; jusqu'à ce qu'au réfectoire, elle croise le regard de cette petite blonde toute pâle. Elle s'était dit qu'elle avait bien besoin de muffins, elle, pour retrouver des couleurs aux joues. Du coup elle lui en tendit un.

« Tu en veux ? Je les ai fait à l'instant. Ils sont à l'orange et au chocolat. »

Color ne sentait plus d'entrain dans sa voix, ne sentait plus de sourire sur ses lèvres.
Color ne savait pas ce qu'elle avait.
Color était malade d'adolescence.

Cette gamine devant elle avait l'air si calme qu'on pouvait réellement douter sur son âge. Color ne la connaissait pas, ne pensait pas l'avoir déjà vue dans les couloirs de l'orphelinat. Peut-être était-elle nouvelle. Color ne savait pas. Elle ne faisait plus réellement attention aux nouveaux arrivants ces temps-ci. Elle les regardait aller et venir sans leur adresser les salutations d'usage. Parfois elle laissait une assiette de cookies devant leurs portes, mais sans motivation.

« Je te remercie. »

Pendant un instant, le temps que la petite blonde goûte à son muffin, Color retint son souffle. Il y avait toujours cette appréhension qui la prenait toute entière lorsqu'on s'apprêtait à lui délivrer un jugement. Elle ne pouvait pas s'en empêcher, elle ne pouvait pas le retenir ; cet espoir qu'enfin, elle se sente parfaite.

« Ils sont délicieux, rien à dire, j'en avais jamais mangé d'aussi bon. Tu cuisine trop bien... »

Et elle avait un tel sourire que Color n'osa pas ne pas lui répondre par l'un des siens. Ses lèvres roses s'étirèrent avec peine, puis elle s'installa sur l'une des chaises proche de sa nouvelle camarade, tout en prenant bien soin de ne pas froisser ses vêtements. Il fallait qu'elle soit polie. Il fallait qu'elle redevienne celle qu'elle était avant. Pourquoi était-ce si difficile de redevenir la petite Color qui ne se souciait que de faire le bien autour d'elle ? Cette vision, à présent, la déprimait véritablement.

« Au faite, mon c'est Rachelle et toi ? »

Rachelle ? Voilà qui était drôle. Quand elle était en maternelle, Color avait une amie qui s'appelait comme ça. Elle était rousse alors les garçons lui tiraient tout le temps les cheveux. Parfois la maîtresse devait les punir et leur dire d'aller au fond de la classe pour qu'ils cessent de l'embêter. Elle avait déménagé avant le début du primaire, juste après l'anniversaire que Claire avait fait à la patinoire pour ses six ans.

« C'est joli comme nom, Rachelle. Ça te va très bien. Moi on m'appelle Color. »

Se sociabiliser, être aimable, ne pas s'enfuir en courant, ne pas perdre pied, garder son calme, rester cette incarnation ambulante de la perfection. Il fallait qu'elle trouve quelque chose à ajouter, à présent. Elle ne voulait pas qu'il y ait de silences dans cette conversation. C'était ennuyeux un silence, ça vous obligeait à réfléchir à tout un tas de chose auxquelles vous n'aviez absolument pas envie de penser.

« Tu es arrivée il y a peu ? Tu t'es fait des amis déjà ? »

Color, Color.
Depuis quand es-tu aussi banale, dis moi ?
Depuis quand es-tu aussi terne, n'est-ce pas.