« Professeur, que ce passe-t-il dans le cas d'une collision entre ces atomes ? »
« Un arc-en-ciel apparaît et de petits lutins dansent autour. »Nitrogen n'a jamais été taillé pour le rôle de professeur dévoué. Comme si « nonchalance » était peint en lettres capitales rouges sur son front, ses actes et paroles se vivifient uniquement pour répondre de façon cassante aux étudiants. Se remémorer les prénoms, l'effort fatiguant de se dévouer pour eux, l'énergie dépensée inutilement pour leur offrir un sourire. Non, pas une goutte de soucis pour la génération qu'il forme ne semble traverser le sang de Nitrogen.
Les cours se développent toujours de la même façon : quand les élèves entrent le projecteur dégobille déjà sur le mur le diaporama à recopier, parfois il explique les termes ou alors désigne un élève en charge du dictionnaire scientifique, lâche des réponses piquantes aux questions inutiles, se lève pour écrire au tableau quand elles sont pertinentes. Son écriture n'est pas belle, mais au moins elle a mérite d'être clairement lisible.
L'allure du professeur Nitrogen est soignée uniquement par dépit du fait que le look savant fou ne lui aille guère. La patience de faire pousser une barbe sur son menton ou d'entretenir une moustache n'existe pas chez lui, sûrement par flemmardise. Sa bague de mariage entourait le bon doigt mais la mauvaise main.
La vie quotidienne de Victor est plate, pas d'étincelles ou de retournements de situation distrayants. Des examinations à corriger, siroter dans un bécher du thé ou du café, discuter avec ses confrères, rire des étudiants surdoués avec ses confrères, quelques tentatives d'effrayer ses élèves en travaux pratique de chimie, soudoyer les surveillants de lui passer le trousseau des clefs qui finit toujours en échec, jouer sur son ordinateur ou son téléphone, lire le journal.
Il ne faut pas chercher un type incroyable en Nitrogen, il n'est que l'alias d'un banal habitant de la planète Terre nommé Victor Nixon.
LET'S GO DOWNTOWN AND WATCH THE MODERN KIDS, LET'S GO DOWNTOWN
AND TALK TO THE MODERN KIDS : THEY WILL EAT RIGHT OUT OF YOUR HAND,
USING GREAT BIG WORDS THAT THEY DON'T UNDERSTAND
Nitrogen occupe le poste de professeur d'Étude Spécialisée, il semble s'être tourner vers ce choix de profession par intérêt de pouvoir voir
( étudier ) les enfants grandir et, même s'il ne semble absolument pas concerné par eux, les aider à élargir leur vision des sciences par leurs propres moyens. Selon lui, sans son influence dans le cours, il apporte la notion de se débrouiller seul et pouvoir comprendre sans devoir réclamer le savoir des autres toutes les cinq minutes. Aussi car ses domaines d'expértise sont les sciences et il n'est pas du genre à pouvoir faire analyser à la génération du Jane Austen ou encore leur expliquer quelle est l'origine de la crise économique.
Partiellement car il aime faire des démonstrations d'expériences.
CLOSING TIME, OPEN ALL THE DOORS AND LET YOU OUT INTO THE WORLD.
CLOSING TIME, TIME FOR YOU TO GO OUT TO THE PLACES YOU WILL BE FROM.
CLOSING TIME, EVERY NEW BEGINNING COMES FROM SOME OTHER BEGINNING'S END.
J'avais foiré.
Et mes mains étaient incapables de recoller ce qui fut brisé. Et je me demandais si tout ça ne caressait pas des airs de rêvasserie. Pitié, si ce n'est qu'une rêverie, réveillez-moi.
Piégé sur le ciment dur, je prie pour quitter la stratosphère ; me voilà devant un oppressant ultimatum et il me rend malade. Le ciel nuageux qui ne bouge pourtant pas me donne la nausée et la morsure du maussade qui s'empare de l'endroit me file la fièvre. Tout est d'une lenteur abominable, mais pas assez lent pour m'éviter d'avoir le tournis. Si je dévale les marches, tout se termine et il faudra regarder s'orienter vers un autre avenir, mais revenir sur mes pas ne me mènera nulle part.
Raides sur les chaises, dans nos costumes bien propres et nos visages vieillis par le sérieux et le sinistre, ça passe et repasse dans ma tête. Ça se rembobine comme une cassette, ça se ralentit et ça se stoppe à chaque passage où, sans me regarder, elle me dit
« Désolée. ». Le château de cartes inachevé aux constructions pourtant stables s'effondre. Je n'ai pas pu suivre le rythme, l'instant pour un
je t'aime encore est déjà passé il y a bien longtemps. La chute depuis la béatitude, le contact glacial avec la nouvelle réalité. Tout est morose désormais.
MY HEART AFLAME, MY BODY IS
STRAINED BUT GOD I LIKE IT
Les parois de ma maison n'étaient qu'une table de ping pong constante. Chez moi, personne ne communiquait mais tout le monde hurlait assez violemment pour faire savoir aux autres qu'une trêve ne s'envisageait jamais. Nous n'étions sûrement pas fait pour former une famille soudée. Si les autres mômes du quartier revenaient à la maison les genoux en sang à cause d'une chute, mon frère aîné et moi revenions chez nous le visage ensanglanté car les journées sans que nous nous battions se rangeaient dans la catégorie du rarissime. Ma petite sœur, dès que ses pieds franchissaient la porte d'entrée, perdait tout son vocabulaire et s'exprimait via des criaillements, des revendications de gamine pourrie gâtée et percevait les autres comme des majordomes et des domestiques à sa disposition. Quant à mes parents, ils ne savaient pas "s'aimer" autrement qu'en se disputant et criaient pour que nous stoppions nos hurlements d'enfants déréglés.
L'ironie se trouve dans le fait qu'aucun d'entre nous n'ait jamais eu une extinction de voix.
Evidemment, mes parents ont fini par divorcer. Cela nous a, certes, rendu tristes mais que cela se produise n'était absolument pas étonnant. Cette décision a scellé nos bouches comme si quelqu'un s'était décidé à enfin nous faire taire avec du ruban adhésif. Nous avons arrêter de nous crier sans cesse dessus pour des broutilles, entre temps notre père a refait sa vie.
Ce qui nous rendait exceptionnels devait bien finalement être notre manie de nous enflammer pour un rien, cette manière de s'exprimer était peut-être la seule méthode que nous possédions pour nous prouver notre amour familial, allez savoir. Mais entre frères et sœurs nous avons simplement décidé de nous ignorer, mélanger nos points de vue ou encore nos affaires sentimentales ne faisaient pas bon ménage. Nous nous percevions comme des étrangers partageant une maison, sans plus.
C'était plus facile de simplement nous abrutir devant la télévision, de se mettre soi-même en mode silencieux, de fixer un écran qui déconne pour donner l'impression que nous nous entendions bien. Les yeux rivés sur un programme qui, une fois sur trois, plaisait à tous, nous laissions faire ce lavage de cerveau technologique sans broncher pour que papa et maman ne partagent plus leurs inquiétudes à propos de cette fratrie qui n'existe pas au travers du combiné.
WAKE ME UP WHEN THE SUN GOES DOWN, I LOST
MY BRAIN IN THE CITY, I'LL GO GET IT TONIGHT
« Si vous vomissez, je vous assure que je vous tue. » voilà la phrase trop répétée qui a marqué mon adolescence. À l'époque où Dieu sait pourquoi le tissu était en vogue pour les sièges automobiles. Bien sûr, la voiture appartenait aux parents, trop habitués à leur quartier d'habitation étriqué pour en sortir, et ils ne cédaient pas les clés comme ça,
Les cassettes défilaient dans le lecteur sur le chemin de Londres et c'était l'évasion. Sortir de la campagne banale où rien ne se passe jamais. Faire le mur et ouvrir les fenêtres pour se faire baffer par la fraîcheur de la nuit. Une escapade nocturne, rien de mal, il fallait que les jeunes sachent tout le lundi suivant mais que les géniteurs évitent d'en entendre parler. Côtoyer le béton londonien semblait magique jusqu'au moment où les corps couchés par l'alcool ne trouvaient plus la force de se relever et que le goût du ciment s'invite sur la langue.
L'époque du lycée, par contre, n'avait rien d'enchantant. Dans la banlieue où ma mère habitait, tous se connaissaient et il suffisait qu'un habitant vous surprenne à faire je ne sais quoi de répréhensible pour que les parents soient au courant en moins d'une journée. Ensuite, outre les ragots, rien d'excitant ne se passait. Tellement peu à tel point que les discussions s'orientaient sur le fait que la vache du paysan avait l'air malade. Nous n'étions pas habitués aux grandes nouvelles choquantes, les infidélités étaient devenues si banales à la fin de ce millénaire…
Dans mes souvenirs, la seule chose qui secoua la jolie banlieue d'appartements d'où je venais fut le décès soudain et tragique de Lady D.
SOMETHING AIN'T QUITE RIGHT, YOU GOT THE
DEVIL ON YOUR SIDE STANDING TO YOUR RIGHT
Dès que possible, mes pieds ont déguerpi loin du sol pourrit de ma banlieue pour franchir la glorieuse capitale. Histoire de trouver refuge chez un père avec qui nous nous étions un peu perdu de vue. Si je lui en voulais d'avoir obtenu une belle maison avec la clé du square pour sa nouvelle famille alors qu'après son départ j'avais végété dans un appartement naze ? Un peu. Si je trouvais ma belle-mère plus grosse et moins bien que ma mère ? Un peu. Si je pensais que mon frère, ma sœur et moi valions mieux que nos récentes demi-sœurs ? Un peu. Mais depuis le divorce j'ai appris à fermer ma gueule et ravaler plus ou moins mes remarques acides. Cette maison à la façade bleu sombre m'a supporté quatre ans avant que la nouvelle vie familiale de mon padre ne devienne trop étouffante.
« Le gel douche que ton ex a laissé sent particulièrement bon. »
« Oui, moi aussi j'aime bien cette senteur fruitée. »Etudiant en Sciences fauché, ma solution miracle a été la colocation.
La colocation avec Richard, un designer d'intérieur en formation, et Luke, étudiant en Sciences humaines, fut un gros bordel. La vieille l'endroit resplendissait, le lendemain des habits jonchaient déjà le sol et la vaisselle s'empilait à nouveau. Avachis sur le canapé, à attendre qu'une foule débarque, en regardant un épisode d'une série parmi les autres sans vraiment suivre sa trame.
« Il faut couper verticalement pour mourir. »Poppy avait le mal de vie. Comme si son corps se trouvait sur un bateau voguant sur le chemin sinueux de l'existence et qu'elle tentait constamment de sauter par-dessus bord. Je n'aimais pas les filles compliquées, pourtant j'aimais Poppy que je mettais à la même échelle que le Chat de Schrödinger et le paradoxe du grand-père.
Poppy ressemblait à une princesse qui se met en détresse et qui cherche sans cesse l'attention. Et te le feras payer si tu ne lui consacres pas de ton temps quand elle jappe pour ton amour.
Aime-moi ainsi, aime-moi comme ça et tout le tralala. Je suis un minable charmant servant. C'est comme être à la fois un prince charmant et un chevalier servant mais version pauvre. Je dois un second mariage à madame Nixon, cette fois dans une belle église histoire qu'elle ait sa robe blanche et que son rêve de fillette lobotomisée Disney se réalise.
Mais le sang bleu ne coule pas plus dans mes veines que celles d'Aladdin. Try again, les héritiers Windsor ne sont toujours pas marié. Vivre dans un appartement moyen pas trop loin du centre-ville est tout ce que je puisse lui offrir.
« Poppy, allez, ouvre-moi cette porte. J'ai pas envie de me fouler l'épaule et une nouvelle serrure coûte cher. »Je m'inquiéterai sévèrement si je ne l'entendais pas pianoter sur les touches de son ordinateur. Si elle publie sa lettre de suicide sur livejournal, ce n'est pas la chose à faire la plus classe avant d'en finir avec sa vie. Adossé à la porte depuis une trentaine de minutes, j'ai eu le temps de constater que les paumes sur mes pains et les lignes tracées dessus sont fascinantes. Elle ouvre la porte brusquement, ça me surprend et je me cogne la tête. Poppy se penche un peu et me dit, enthousiaste :
« Je suis enceinte. »Une nouvelle serrure coûte définitivement moins cher désormais.
I WANNA HURRY HOME TO YOU, PUT ON A
SLOW, DUMB SHOW FOR YOU AND CRACK YOU UP
« Je t'avais dit que pour mourir, il fallait couper verticalement. »Ma langue a tourné, aucune idée d'où lâcher m'est passé par la tête. Livide, ses yeux clairs fixent un point invisible. Poppy s'est fanée, fanée aussi rapidement qu'un coquelicot après l'avoir arraché du sol. La seule chose que dont je sois en mesure d'effectuer est rester là, auprès d'elle. Quant à moi, j'ai pleuré. Dans un contexte, mon ego aurait été écorché mais là mon cœur semble avoir disparu. Les émotions et les sentiments se sont fait la malle, ils se sont évadés de ma cage thoracique faisant office de prison.
La notion du temps n'importe plus, les secondes s'écoulent de toute façon trop lentement. Le mal de vivre s'incruste en moi et quelque chose semble essayer de me tirer du sol auquel je suis ancré. Et, sans arrêter de caresser sa main glaciale, mes yeux perçoivent qu'elle est brisée quelque part et je ne pense pas être en mesure de pouvoir la réparer. Ma femme a tenté de se suicider, encore, et avant je pensais avoir la force de la sauver de cette tragédie qui la noie. Sa main se referme sur la mienne d'un coup, sa main tremble comme un chien envahit par les puces comme si tenir la mienne nécessite de grands efforts. La voilà larmoyante.
« Je veux divorcer, Victor. Je veux la fin et je veux le tombé du rideau. » que ses lèvres disent au beau milieu des sanglots.
Je suis Victor, je ne connais pas l'origine de mes torts, ma femme vient de me quitter et, il y a quelques temps déjà, j'ai été père l'espace de deux mois. Qu'on me dise pourquoi le sort s'acharne sur moi et m'enlève les personnes qui me tiennent à cœur.
I JUST THOUGHT YOU MIGHT LIKE TO KNOW
YOU'RE THE ONLY ONE I EVER LOVED.
« Je te dérange ? »
« Luke ? Je m'étais endormi sur mes copies. »
« Je t'appelle juste pour savoir si tu viens le weekend prochain. »
« Le week… ? Ah, l'anniversaire. C'est mon devoir de parrain. »
« D'accord alors à samedi prochain. »Je suis Nitrogen, mes trente cinq ans approchent dangereusement. Divorcé depuis cinq ans, j'enseigne à des orphelins ce que je sais le mieux faire : les Sciences. Ma bague de mariage reste sur moi, sur l'autre main, et je garde stupidement la peluche de mon enfant que j'ai à peine eu le temps de voir grandir.
Parfois j'aime mes élèves, parfois je les déteste. Pourquoi je me borgne à leur enseigner quelque chose alors que je n'ai en rien les qualifications pour être professeur ? Car avec eux je partage un point commun. Avoir perdu des êtres chers.
Les gens disent qu'on a besoin d'amour pour vivre. Certains ignorants répliquent qu'on a surtout besoin d'oxygène, mais en réalité on a nécessite juste d'azote. Moi, c'est la dernière chose qui me maintient en vie.