Tulipes darwin et roses carolines, oeillets d'Inde et pensée dorées. Non, les pensées n'étaient pas jolies. D'une main froide il les arrache et remet le terreau en place. Il faisait trop chaud dans les serres. Sa veste de velours étendue derrière lui, il a retroussé ses manches pour prendre soin de quelques plantes atrophiées. Certains souffrent de la chaleur, ou de manque d'eau. Leurs feuilles desséchées s'effritent; d'autres sont trop gorgés d'eau.
Il ne venait que pour visiter un peu. Yves a toujours été attiré par les fleurs mais toujours trop las pour se déplacer jusqu'au sanctuaire même. La pluie qui avait interrompu sa promenade de digestion était tombée pile lorsqu'il ne passait pas trop loin de la porte vitrée. Le hasard fait extraordinairement bien les choses, et mieux vaut ne pas résister, alors il a pénétré les serres. Aussi pour sauver son pauvre livre sur l'évolution des valeurs de la famille française du XXe siècle, mais nous n'insisterons pas sur ce sujet soporifique.

Il n'avait jamais aimé les pensées. Trop fades pour être élégantes, trop tristes pour décorer. Trop colorées pour vraiment penser, trop petites pour rêver. Les pensées étaient laides et ne changeraient jamais à ses yeux. D'ailleurs, elles n'étaient pas faites pour vivre en serre. Plutôt pour pourrir sous la pluie, sur des ronds-points que personne ne regarde, près des tombes ou des portes des prisons. Et après on appelle ça pensée en français, langue décidément trop lyrique pour appeler des chiottes des chiottes. Pensée tu parles, il fallait appeler ça des lamentations ou quoi.

Appuyé contre un rebord, Yves se tape les mains pour enlever la terre et regarde celles qu'il a coupées sans ménagement. Un peu d'eau pour enlever le reste. Les quelques grains réticents qui restent sous les ongles sont chassés, eux aussi. Ce n'est que après de longues et minutieuses minutes qu'il se décide à recamper sur son muret. Pour attendre la fin de l'averse.

Des bruits surgissent pour couper le doux chant du ruissellement de l'eau. Il humecte ses lèvres et lâche un petit soupir excédé – dont il a le secret, pour les rendre à la fois discrets et très hautains. C'est peut-être Néron qui le talonnait, ou Lachesis qui s'est encore perdue. Lula qui s'ennuie ou Virgin. Cette dernière le rassure un peu, mais non, Virgin ne sortirait pas dehors avec un temps pareil: la boue tacherait ses jolis talons. Mince. Sûr que ce n'est pas elle. Alors c'est forcément quelqu'un qui l'agace.
Pire que n'importe qui, il fallait que ce soit Peach. Merci. Le hasard fait décidément TRES BIEN les choses, dites-moi.

< Tu me suis ? >

Un peu narquois, et surtout très distant. Il a toujours été agressif avec Peach comme avec les pensées. Il y a des habitudes chez Yves, comme chez n'importe quel petit vieux qui boit son infusion en jouant au scrabble – il le faisait aussi d'ailleurs.
Yves observe la fille de haut en bas et se pince les lèvres. En se répétant mille jurons français, intérieurement du moins. Il était bien trop poli pour les sortir de face. Trop poli pour lui dire de s'en aller, trop galant pour s'imposer une fois pour de bon.

La pluie était encore plus forte. Il ne voudrait pas sortir, et elle non plus. La discussion, si ç'allait être une discussion, allait être très, très longue.

Peach avait toujours aimé la nature. D'aussi loin dont elle se souvienne elle s'arrangeait toujours pour partir seule dans la jungle et jouer à Tarzan. Et pas qu'un peu, elle était sauvage, elle était capable de facilement monter à un arbre, elle était capable de reconnaître les plantes vénéneuses des innocentes fleurs de jasmin. Au cas où il existe des fleurs de jasmin en Irak. Elle avait un peu voyagé en moyen orient, un peu. Elle avait vu d'autres pays, et à chaque fois ce qui la fascinait lors de ces voyages c'était la flore. Ses amis la perdaient facilement. Elle courrait, pieds nus, dans la jungle, se faufilant dans des endroits dont personne ne soupçonnerait jamais l'existence. Oh oui, vraiment, Peach aimait la nature. Et sûrement qu'elle ne serait jamais faite pour vivre dans un endroit totalement civilisé. Non, Wammy's House n'est pas un endroit civilisé. Il n'empêche que comme à son habitude, lorsqu'elle arriva en Angleterre la petite Peach passa ses journées dehors à étudier la végétation locale. Elle était étonnée, ce qu'on trouve de classique chez nous est totalement incroyable pour une jeune fille sortant du moyen orient. Des marguerites, des roses, des tulipes, toutes ces fleurs si banales et pourtant si différentes de ce qu'elle connaissait déjà. Quand la petite métisse n'était pas à l'intérieur à étudier les gens, - son deuxième cas d'étude préféré – elle était dehors, ou dans la serre.

Elle avait fini par s'endormir parmi les fleurs de la serre, bercée par le doux parfum qui y régnait, regardant les papillons voleter. Un d'entre eux se posa sur sa chevelure noire dans laquelle elle avait accroché des petites fleurs. C'était très féminin, ça contrastait avec le vieux t shirt de AC/DC trop grand pour elle qu'elle portait. Elle attrapa le papillon entre ses mains, le regardant. Puis elle ouvrit la main, le papillon restait, puis s'envola. Peach cligna des yeux, elle était bien là, endormie dans la serre. Elle n'avait pas froid, non, Peach n'avait jamais froid, ni chaud en fait. Elle semblait tellement imperméable à tout ce qu'il se passait à l'extérieur. Et elle pensait, elle réfléchissait dans sa langue natale à diverses choses, diverses questions tournoyaient dans sa tête comme les papillons qui voletaient au dessus d'elle. Elle était droite, sur le dos, les papillons volaient juste au dessus d'elle... quand soudain, ils partirent plus loin. Peach fronça les sourcils, se recroquevilla, sur le ventre, puis se redressa un peu, comme un animal. Elle avança ainsi, à quatre pattes, comme un fauve guette sa proie. Bien sûr elle n'en est pas un, et fait du bruit quand elle passe à côté des plantes. Il a du le remarquer, le gêneur qui vient de la réveiller, de la sortir de sa transe. Et un gêneur ça se punie, un gêneur ça peut se faire fuir. Et elle a envie d'être seule la brunette. A moins que ça ne soit un de ses amis. Caffeine ou Ember, qu'importe. Elle sort de derrière un bac de plante, juste le haut de la tête, juste pour voir qui vient de la déranger.

Yves.

Tu me suis ? Comment pouvait-il oser prétendre qu'elle allait suivre sa petite personne prétentieuse ? Il croyait vraiment qu'elle s'amusait à le stalker ? Bon c'est vrai que Peach stalke la moitié des gens sur WH. Mais pas Yves. Pas lui. Elle ne l'aimait pas. Certes elle n'avouerait jamais qu'il l'intéressait plus que ce qu'elle voudrait bien dire, si oh, elle avait le pouvoir de dire quelque chose. Bon, merde, il l'avait vue. Elle était démasquée, mise à nu. Enfin, façon de dire. La petite brunette n'avait comme toujours aucune expression faciale particulière sur le visage. Elle était stone, comme si elle venait de voir un papillon de plus. Ou juste un gros cafard qu'elle écraserait de son pied nu.

« Yves. »

Simple, précis, concis, parfait. De toute façon c'était sûrement la seule chose qu'elle était capable de dire. Elle était toujours à quatre pattes et observait le brun de manière peu discrète. Elle s'avança un peu, féline, pour avoir un meilleur angle de vue puis s'assit en tailleur.

« Non. »

« Je suis pas. »

« Pas Yves. »

« Jamais. »

Elle aurait voulu lui dire mille choses, mais elle n'en était pas capable, alors tout ce qu'elle trouvait à faire c'est de le regarder fixement, froidement, on aurait presque dit qu'elle allait se jeter sur lui et le griffer jusqu'à ce qu'il succombe. Mais elle se contenta de se relever, toujours très sensuelle dans tout ce qu'elle faisait. En fait Peach, des fois elle était comme un animal à faire des mouvements ridicules, et des fois comme une femme fatale, aux mouvements lents et recherchés. En fait il était impossible de définir ce qu'elle était vraiment. Elle s'approcha de Yves, un peu méfiante.

« Pourquoi tu es là ? »

La chaleur était étouffante dans les serres. Sa peau habituée au vent normand et à la fraîcheur de la Manche s'humidifie. Ses cheveux collent sur ses tempes et ses mains sont déjà moites. Il n'aimait pas la chaleur. Comme il n'aimait pas le froid. Ou la pluie, ou le soleil.
Peach devait aimer cette torpeur étouffante. Elle avait grandi dedans, ça devait être une part d'elle-même. Elle devait avoir connu un tas de choses. Elle en était devenue endurante, brave et fière. Toutes sortes de qualités remarquables pour une fille de son âge, qualités que lui n'arriverait même pas à se figurer.

Comme il faisait son couard, Yves, devant elle ! Il l'évitait du mieux qu'elle pouvait et allait se terrer dans sa tanière dés qu'il détectait sa présence. Comme il était lâche. Mais personne ne saura. Personne ne connaîtra ce petit écart qu'il s'etait permis. Personne n'apprendra la petite anecdote. Que ça lui manque, de parler aux filles dans le but de les faire sourire - les grands appellent ça la séduction, une belle saloperie.

S'il avait peur qu'elle parle ? Elle ne saurait pas construire une phrase correcte pour narrer le préambule de l'histoire, se dit-il avec un air mauvais. Et puis elle était trop jeune, elle est encore petite, Peach. Un jour peut-etre comprendra-t-elle, mais c'est peu probable que cela arrive. Elle n'a pas dû tout saisir de ce qu'il lui avait dit. Ou ils ne seraient pas là comme deux nuages presque charbon.

— J'aime bien m'occuper de ça.

Avec un geste vague vers les rosiers, son ton prend une dimension légère, presque anodine. Il aurait pu ne pas lui repondre, mais c'etait lui qui avait engagé la conversation, c'est malin. Il desserre sa cravate, puis son col. La soie bleue retombe négligeamment sur le devant de sa chemise.
Il n'avait aucune raison de fuir. Là, surtout pas la possibilité; mais en considérant tous les angles, il se trouvait ridicule.

— Il y a un insecte sur ton cou.

Yves parle lentement. Pas pour qu'elle comprenne, du moins pas dans ce but-là en tout premier. Parler lentement est devenu le seul distinctif de son oisiveté. Il la reniait, avant: il parlait toujours vite, de peur de perdre du temps. Il n'avait que ça maintenant, du temps. Le temps devenait éternité dans cet endroit. Il articulait chaque mot avec une précieuse précision à laquelle il s'attachait avec soin. Comme il avait lu dans une pièce de théâtre, les jeunes bourgeois même dans leurs meilleurs idéaux auxquels ils sacrifiaient gardaient un petit luxe personnel. Certains, c'est leur broche, d'autres, c'est leur liberté de penser.

Un léger mouvement de doigts le fait partir tout simplement.

— Il m'insupportait.

Peach l'observe, observe tous les détails de sa physionomie, elle se rappelle de l'odeur, de la fine odeur de sa peau veloutée mélangée aux parfums étouffants des fleurs. Elle distingue son odeur parmi une bonne centaine, une odeur animale, une odeur que jamais elle n'avouerai qu'elle aime. Malgré le fait que ce soit Yves et juste lui. Elle se rappelle le son léger des battements d'ailes des papillons, et puis les cris lointains de quelques enfants en train de jouer à la balle au prisonniers. Elle se rappelle le visage froid du brun, l'éclat de lumière dans ses yeux bleus, qui se reflètent dans les siens, noirs. La lumière qui filtre à travers le verre des vitres de la serre. Les couleurs flashies des plantes en fleurs. L'horizon lointain, les grilles de la Wammy's House en arrière plan, et puis plus loin peut-être Lux qui shoote dans un caillou, accompagnée de la douce Pure. Toutes ces informations affluent dans sa tête, dans deux jours, trois ans, à la fin de sa vie Peach se rappelera de tous ces détails, comme elle se rappelle de tout quand ça concerne Yves. Ses sens sont complètement à l'affut, ses sens sont déployés, peut-être qu'elle ne comprend pas pourquoi, peut-être qu'elle ne sait pas pourquoi elle est si en alerte quand il s'agit de lui. Peut-être qu'elle s'imagine que c'est normal, elle s'imagine que tout le monde pense comme elle, elle ne se sent pas particulièrement différente en fait. En fait elle n'a même pas conscience de ce qu'elle est vraiment. Ni de ce qu'elle fait. Elle est comme un robot qui réagit machinalement quand on lui pose une question, qui analyse tout ce qui se passe autour de lui, qui trie, classe les informations qui arrivent jusque dans son esprit. Mais elle ne comprend toujours pas pourquoi elle veut se rappeler de tout, quand il s'agit d'Yves. Certains appelleront ça l'attirance, certains la méfiance, d'autre la peur. Elle elle appellera ça l'incompréhension. Et si on lui demande pourquoi elle répondra juste qu'elle ne sait pas. Peut-être que c'est un peu l'attirance et la méfiance tout à la fois. Alors pourquoi se montre t-elle si indifférente. Pourquoi est-elle si froide alors que toute une palette de sentiments pullulent dans son cœur. C'est totalement contraire à l'indifférence.

« j'aime bien m'occuper de ça. »

Elle comprend Peach, mais elle ne comprend pas pourquoi il aime justement bien s'occuper de ça. Quand on est con on croit tout savoir sur tout. On croit qu'on comprend. Alors que quand on est intelligent on sait qu'on ne comprend pas. Plus les portes vous sont ouvertes plus on peut entrevoir ces autres portes, innombrables, par milliers, des portes qu'on ne pourra pas franchir en tout une vie. Peach entrevoit toutes ces portes. C'est pourquoi elle sait qu'elle ne peut pas tout comprendre. Mais elle reste coincée devant la porte de Yves qui reste éternellement fermée. Elle reste devant, elle, la petite Peach, elle tend la main pour essayer d'ouvrir. Mais rien. La porte reste éternellement close devant elle. Elle commence à s'acharner, elle s'appuie sur la porte, ses pieds glissent tant elle met d'énergie, alors elle quitte le sol, accrochée entre le mur et la poignée. Elle essaye désespérément de l'ouvrir. Mais elle reste close. Elle n'a jamais vu une porte aussi dure à ouvrir. Mais elle n'abandonne jamais, elle veut comprendre, elle veut comprendre Yves, qui est tu. Pourquoi défais tu ta cravate, et d'abord, à quoi ça sert une cravate si ce n'est te faire chier 5 minutes de plus tous les matins à l'attacher comme il faut. Quelles questions te poses-tu ? Qu'est ce que tu n'aimes pas ? Ta personnalité était-elle innée ou bien est-ce l'éducation qui t'a rendu comme ça ? Qu'est ce que tu aimes ? Combien de portes vois-tu ? Est-ce que tu es capable d'aimer ?

« Il y a un insecte sur ton cou. »

Peach ne bouge pas, elle comprend parfaitement. Elle comprend ce qu'il dit. Elle ne tourne pas la tête parce qu'elle sait déjà à l'avance que tu peux pas voir ton cou, même si tu tournes la tête. Elle pourrait essayer de voir le reflet dans les yeux de Yves, mais elle suppose qu'ils ne sont pas assez grands et que l'insecte est surement trop petit, puisqu'elle ne le sent pas. Alors c'est pourquoi elle ne bouge pas et ses yeux restent plongés dans ceux de son ainé. Sans bouger. Et Yves fait un mouvement de la main, qui fait s'envoler l'insecte en question. Peach tourne la tête cette fois, pour regarder l'insecte s'envoler. C'est une sorte de fourmi volante, quelque chose du genre, mais elle ne connait pas le mot exact en Anglais pour en parler.

« Il m'insupportait. »

Peach regarde l'insecte voler, puis l'attrape d'un mouvement vif des mains. Vraiment rapide. Un peu trop, ça fait peur. Mais elle est habituée. Elle ouvre les mains, pour regarder l'insecte, l'inspecter dans ses moindres détails. Elle ne voit pas ce qu'il y a d'insupportable dans cette petite bête. Mais elle suppose que Yves doit avoir ses raisons. Peut-être qu'il n'aime pas les choses petites après tout. Peut-être qu'il n'aime pas ce qui vole. Peut-être n'aime t-il pas ce qui est noir. Peut-être n'aime t-il pas ce qui n'est pas intelligent. Peut être n'aimait-il pas ce qui embête Peach. Peut-être.

« Si Yves n'aime pas. »

« Peach pourrait tuer insecte. »

« insupporterait plus jamais. »

Elle sourit, pour la première fois depuis que Yves est arrivé. Mais d'un sourire qui fait presque peur. Elle lui montre le poing dans lequel se trouve l'insecte, elle pourrait serrer les doigts, écraser facilement la fourmi, juste d'un geste, ça ne la dérangerait pas, elle se foutrait totalement d'avoir les mains sales après, elle se foutrait totalement de la mère épeurée de l'insecte en question. Elle se foutrait totalement de passer pour cruelle. Elle se foutrait totalement d'être cruelle. Mais elle finit par ouvrir le poing et chasser l'insecte plus loin, perdant par ailleurs son sourire. Pour le regagner quelques secondes plus tard.

« Si Peach n'aime pas Yves. »

«Peach pourrait tuer Yves. »

« Insupporterait plus jamais. »

Elle penche un peu la tête, ses longs cheveux noirs flottent, dans son dos, vers son épaule. Elle observe Yves. Attentivement.

«  Marche pareil. »

Mais ce ne sont que des paroles. Plus ou moins sérieuses. Peach ne sait même pas elle même si elle est sérieuse ou pas. Elle se rend plus ou moins compte de ce qu'elle dit et de l'impact que cela peut avoir. Elle ondule alors, comme un serpent, comme si on venait de brancher de la musique alors que le seuls sons qu'on entend sont ceux des orphelins au loin. Elle cligne des yeux, plusieurs fois. Et elle se rapproche de Yves, s'accroche à ses épaules, et murmure à son oreille.

« Marche pareil. »

Elle se décolle, et recule un peu, souriante, mais d'un sourire amical cette fois ci. Comme si elle voulait le persuader que jamais elle ne ferait ça, juste par un sourire.

Mais Yves doit être le seul à pouvoir voir ses sourires.