En une froide matinée automnale, Berry cuisinait encore et toujours. Jusque là, rien d’anormal. Armée de ses spatules et de son matériel en tout genre, elle ne manquait pas de créativité, en un jour où seules ses passions pouvaient tuer son ennui et sa lassitude. En effet, dehors le soleil était absent, il n’y avait que nuages et désolation dans la voûte céleste. Les masses cotonneuses s’amoncelaient les unes contre les autres, et menaçaient de déverser toute leur tristesse sur la ville de Winchester et son orphelinat, très silencieux. La baie était d’un naturel très matinal, et elle n’était pas d’humeur à roupiller jusqu’à pas d’heure. Son principal souci, était de réussir ce gâteau dont la recette avaut été jusqu’à présent, impossible à réaliser tranquillement, à l’abri des regards indiscrets des cuisinières qui n’acceptaient pas sa compagnie pendant leur service. Après tout, elles vivaient aussi dans cet édifice, alors pourquoi laisser une simple orpheline prendre possession du territoire qui était leur ? En attendant, Berry ne leur avait rien reproché, alors il n’y avait pas de quoi sortir de ses gonds. Méthodiquement, elle versait les ingrédients les uns après les autres, suivant à la lettre les directives de la recette. C’était l’une des rares fois où elle était concentrée sur autre chose qu’un magasin de mode très branché qu’elle aura récupéré sur un site français et imprimé sans vergogne. A force, l’imprimante collective située dans la bibliothèque, se retrouvait dénuée de cartouches pleines, et lorsque des élèves bienveillants voulaient profiter de cet appareil pour remettre au goût du jour leurs travaux personnels ou leurs exposés, ils se retrouvaient blasés.
Tout le monde se doutait bien que Berry était la seule responsable, puisque sur la fiche des utilisateurs, son nom trônait à la première place de ceux qui avaient accédé au CDI de bon matin. Alors, lorsque certains rancuniers lui en voulaient d’avoir pris possession de l’imprimante avec excès, il lui arrivait de marcher sur une peau de banane, trouvée hasardeusement en plein milieu des corridors, et d’y glisser en parcourant plus de la moitié du couloir où elle finissait par se rétamer telle une carpette. C’est ce qui arriva en cette matinée qu’elle avait pensé plus positive que les précédentes. Deux damoiseaux faisant probablement partie de la troupe de Mello, avaient mis en place ce piège anodin mais qui prenait toujours chez Berry. Alors qu’elle sortait tranquillement de la cuisine, avec les restes de la crème anglaise utilisée pour son gâteau, elle tomba sur son arrière-train et se retrouva avec le pot tout entier sur le visage et sur ses vêtements payés chèrement avec ses économies.

De bon matin, on entendit un hurlement strident, signifiant que des chenapans avaient encore frappé sur le compte d’une baie meurtrie par la haine d’autrui.
Il lui fallut cinq voire dix minutes pour se calmer et se dirigea sagement dans les salles de bains collectives. Heureusement pour elle, il n’y avait aucun sacripan pour lui jouer un mauvais tour. Toutefois, plus elle s’approchait du lieu convoité, plus des tâches rougeâtres apparaissaient et se suivaient en file indienne jusqu’à l’entrée des douches. En relevant doucement la tête en direction de la porte entrouverte, Berry se mit à trembler, ses mains parfaitement manucurées recouvertes d’une crème onctueuse et délicieuse. Etait-ce du sang ? Est-ce qu’un criminel avait frappé au sein d’un orphelinat où d’innocents chérubins s’assoupissaient à la fin d’une journée mouvementée ? Qui pouvait le dire à part elle, présente sur le possible lieu d’un homicide volontaire ? Les yeux écarquillés, elle s’assura tout d’abord que sa chute récente ne lui avait pas détruit le peu de neurones qu’il lui restait. Peut-être était-ce le fruit de son imagination ? Probablement, la connaissant, sa cervelle se jouait encore d’elle et la faisait tourner en bourrique pour ne pas changer. Mais non, elle eut beau faire papillonner ses yeux, les tâches étaient toujours aussi présentes et il lui sembla qu’elles étaient plus nombreuses maintenant qu’elle pénétrait dans les salles de bains.

Non loin de là, elle entendait l’eau couler, ruisseler en caressant ses oreilles. Et avant qu’elle n’ait eu le temps de voir quelle était la réelle cause de ce phénomène, elle hurla jusqu’à en perdre ses cordes vocales, terrorisée par ce qu’elle pourrait trouver de l’autre côté de cette porte de douche. D’autant plus que les sillons rouges se rejoignaient au sein de cette douche, ce qui laissait penser qu’il s’agissait bel et bien d’une pauvre victime, ayant rampé jusqu’à une cabine pour se protéger du malfrat qui lui avait nui. Sans réfléchir, comme de bien entendu, Berry commença à s’agiter et en oublia les précautions à prendre. La première aurait été de prévenir Roger, quitte à se faire envoyer paître car le vieux monsieur dormait encore. La deuxième, ne pas affoler les orphelins en se déchirant la gorge à crier comme une siphonnée. Et enfin, faire preuve d’intelligence et coopérer en gardant l’événement secret. Mais non, il fallut qu’elle déblatère des bêtises qui, sortant de sa bouche, perdaient de leur crédibilité tant elles étaient stupides.

« AAAAH ! Du saang ! Y’a du saaang de partouuut ! Jacques l’Eventreur a encore frappéééé ! AAAAH ! »

Et la pauvre cruche manqua de défaillir en s’appuyant sur les lavabos situés devant les miroirs, reflétant l’image d’une jeune adulte recouverte d’une succulente crème anglaise, concoctée par ses soins. La respiration haletante, elle entendit la porte de la douche coulisser, faisant place à un événement plus improbable encore que Berry interpréta de manière décalée, complètement obnubilée par son délire.

« AAAAH ! Un mort-vivaaaant ! A l’aaiide ! Vade retro satanaaas ! »

Puis, ayant l’âme d’une exorciste professionnelle ( … ) elle brandit droit devant elle ses deux index qu’elle croisa l’un sur l’autre afin de former une croix, susceptible de faire fuir le pauvre ectoplasme qui, en fin de compte, était plus vivant que jamais.

Après avoir pris conscience de la bêtise qu’elle venait de commettre en posant une question fortement indiscrète, Berry prit sa tête à deux mains et eut envie de se la taper contre le premier mur venu. Mais quelle idiote elle faisait de s’interroger sur des questions peu existentielles et qui n’avaient pas de raison d’être ! En tout cas, le temps que l’information monte au cerveau de Ring, la fashion victim trembla de tous ses membres à l’idée qu’elle le prenne mal. Elle était si étourdie mais en même temps si soucieuse de bien faire, qu’elle n’en était que plus désarmante. Pleine d’extrême mais aussi pleine d’amour, elle ne manquait pas de se montrer attentionnée, et si sa réplique précédente aurait pu paraître déplacée, elle n’était en revanche, qu’une preuve de ses bonnes intentions. Elle s’inquiétait après une telle frayeur, c’était tout à fait normal ! Mais peut-être que la manière dont elle s’y prenait était inappropriée. Et le verdict arriva ! En réponse à sa question, le rire exagéré de Ring parvint à couvrir celui de Berry, nerveux et hésitant. La blondinette aux yeux azuréens se gaussa jusqu’à en perdre ses mots et rassura la baie qui aurait pu atterrir sur une personne plus cruelle qu’elle. Néanmoins, elle ne sut comment le prendre, ce rire qui pouvait avoir plusieurs sens, et à en juger les paroles qui suivirent, il ne s’agissait pas de moquerie, simplement d’un grand étonnement qui avait suscité une hilarité compréhensive. Qui ne ce serait pas plié en quatre devant une telle ignorance ?

Quoiqu’il en soit, Ring venait de promettre qu’elle ne dirait rien sur la situation, et c’était d’hors et déjà très rassurant. Toutefois, après sa crise de fou rire, elle ne répondit pas à la question de Berry. L’adulte en conclut que la réponse devait être évidente, mais n’eut pas le temps de chercher à comprendre puisque Ring s’intéressa immédiatement à la crème qui parsemait son corps. L’apprentie cuisinière la laissa parcourir sa peau de son index longiligne, afin d’y recueillir un peu de crème anglaise. Au moins, Berry ne serait pas seul juge de ses œuvres culinaires, et pourrait partager sa passion avec quelqu’un. Car en effet, Ring se régala de cet échantillon de crème anglaise, et en réclama implicitement en demandant subtilement d’où elle provenait.

A ce moment là, Berry se mit à rougir et se gratta l’arrière de son crâne avec embarras, comme si elle était coupable d’une affreuse sottise, chose qui n’était pas le cas. Elle mit un temps à répondre, faisant durer le suspens volontairement et finit par lâcher avec joie :

« C’est moi qui l’ai concoctée au profit d’un succulent gâteau creusois à la crème anglaise ! J’ai testé la recette ce matin-même, avant que le personnel des cuisines n’arrive. Seulement, une peau de banane mise hasardeusement sur mon chemin m’a faite trébucher, et du coup, je dois la refaire puisqu’elle est tombée pendant ma chute … »

A mesure qu’elle expliquait sa terrible aventure, le ton de sa voix baissa et se transforma en un sanglotement presque inaudible, devenu une crise de pleurs insoutenable. D’imposantes larmes ruisselèrent abondamment sur ses joues, conférant à la demoiselle, le visage d’une fillette n’ayant pas assouvi son caprice. Pour se calmer, elle fit couler l’eau du robinet, et se rinça les yeux pour soigner ce vilain coup de blues qui l’avait prise dès le lever. Lorsque le ciel était orageux, que les conditions météorologiques n’étaient pas clémentes avec son humeur, c’était le drame, et chaque prétexte était bon pour pleurer jusqu’à se déshydrater. Le peu de maquillage qu’elle avait apposé dégoulina, et elle put ôter de ses mains les résidus de crème anglaise. Elle renifla bruyamment, s’avança jusqu’à une serviette où elle enfouit sa bouille pour ne pas se montrer devant Ring. Elle ne supportait pas qu’un orphelin autre que Linda la voie dans cet état. La chef des Pacifists était trop habituée à ses sanglots pour se permettre de persifler derrière son dos, alors forcément, l’habitude ne permettait plus à la baie de craquer n’importe quand.

« Bref, je pourrai te le faire goûter quand j’aurai refait ma crème anglaise. =’( Mais pour l’heure, je dois absolument me doucher. Mais finalement, que t’est-il arrivé ? »

Le chagrin était passé, elle pouvait continuer à discuter sans craindre de rechuter. Ce n’était qu’un petit élan de déprime anodin, très courant chez elle lorsqu’on la connaissait bien. Pour cerner Berry, il ne fallait pas plus de vingt-quatre heures, car un jour suffisait largement pour la voir agir dans diverses situations, étant hyperactive et énergique. Elle était aussi très passionnée, et aimait connaître de nouveaux noms. En ce qui concernait Ring, elle ne la lâcherait pas d’aussi tôt, tout du moins, tant qu’elle ne lui avait pas fait goûté sa nouvelle expérience culinaire. Pas question de la laisser lui tourner les talons sans qu’elle n’ai gobé ne serait-ce qu’une bouchée de sa création. Comprenons-la, elle en avait marre d’expérimenter seule avec son Ego la plupart des mets qu’elle élaborait avec son imagination, ou à l’aide de recettes toutes prêtes, trouvées sur Internet. Il lui arrivait de s’intéresser aux spécialités italiennes et françaises, et se concentrait exclusivement sur les desserts, car elle adulait le sucré. De plus, si elle voulait obtenir l’estime de la plupart des orphelins, sachant que la majeure partie d’entre eux était jeune, il fallait toucher leurs points sensibles, le sucre en étant un pour la généralité. Après, évidemment, il y avait ce qu’on appelait les chieurs : ceux qui n’aimaient rien du tout et osaient ignorer une bonne île flottante ou une excellente part de tropézienne. Ceux-là ne méritaient pas de vivre pour leurs affronts.

En considérant les tâches sanguinolentes, Berry décida de se pencher sur la question et passa un doigt délicat sur l’une d’entre elles. Par précaution, elle aplatit la substance entre son pouce et son index, la porta à ses narines pour en conclure qu’il s’agissait de peinture. Au bout du compte, elle avait fait tout un cinéma pour de la peinture…

« Tu t’es faite avoir par le fameux coup du pot de peinture qui te tombe sur la tête hein ?! »

Se hasarda-t-elle à demander.

Ring parut obnubilée par l’existence d’un simple gâteau creusois à la crème anglaise. A force de penser à sa production culinaire, Berry eut envie de se remettre à sangloter en visualisant sa fameuse crème anglaise préparée avec application, amour et dévotion. Ca avait été un réel gâchis que de la laisser tomber durant sa malheureuse chute. Si elle débusquait les chenapans qui avaient osé mettre cette peau de banane sur son chemin, ils l’entendraient hurler jusqu’à en perdre la majeure partie de son énergie vitale ! Elle ne supportait pas que l’on se permette d’empiéter sur son territoire, la sachant suffisamment stupide pour ne pas savoir se défendre. De toute façon, elle avait encore sa langue pour riposter verbalement, à défaut de se servir de ses poings. Elle refusait catégoriquement de risquer d’abîmer ses ongles manucurés auxquels elle accordait une importance incommensurable. Après tout, ils étaient un symbole de féminité tout comme ses cheveux soyeux imbibés de crème anglaise, ses vêtements chèrement payés, ainsi que son maquillage qu’elle appliquait délicatement, prenant soin de ne pas en mettre exagérément. Même si elle avait une part de superficialité, elle était aussi naturelle de part sa maladresse et son insatiable envie de faire plaisir. Sa spontanéité ne trompait pas non plus, et la rendait quelques fois agaçante, il fallait le reconnaître. Quant à Ring, elle était une demoiselle joviale, prête à pardonner les pires injures et qui, elle aussi, était attristée à l’idée d’affronter une voûte céleste orageuse et parsemée de grisaille. Il fallait se rendre à l’évidence, la période estivale disparaissait petit à petit et laissait place à l’hiver et à ses intempéries insurmontables. Berry ne supportait pas cette saison, puisque généralement, l’hiver rimait avec un froid de canard. Ce fut ainsi qu’en contemplant le ciel de la fenêtre des salles de bains, elle soupira longuement, se promettant de cuisiner et de lire des romans à l’eau de rose une bonne partie de l’après-midi. A moins que Ring n’accepte de rester à ses côtés toute la journée comme le faisait quelques fois Linda ? Pourquoi pas.

A y repenser, elles ne s’étaient pas présentées ! Berry ignorait si Ring était dans sa classe, car les visages qu’elle côtoyait, ne lui accordant aucune considération, ne lui donnaient aucunement envie de les mémoriser. De ce fait, elles les oubliait en deux temps trois mouvements. Cependant, avant d’en arriver aux leçons de politesse, son interlocutrice lui expliqua comment elle s’était retrouvé à semer son chemin avec des tâches sanguinolentes. Berry fut captivée par son récit et comprit qu’elle s’était faite prendre par son propre piège. Donc, la baie ne s’était pas totalement trompée au tout début. Elle faisait partie de ces personnes à l’esprit farceur qui, à force de trop vouloir piéger, se faisaient avoir par leurs propres supercheries. Le retournement de situation était plutôt amusant, et Berry laissa un sourire persifleur fleurir sur son visage. Après quoi, Ring avoua qu’aujourd’hui, le ciel était contre elles et qu’il était à lui seul, un mauvais présage. Berry opina en pensant qu’en effet, ce genre de phénomène était de mauvais augure, tout comme le regard d’un corbeau qui se poserait sur un malheureux promeneur. Et pour blaser davantage le moral de Berry, le ciel se mit à pleurer toutes les larmes de ses nuages.

« It’s raining cats and dogs ! »

Elle adopta un air désespéré et décida de se dévêtir pour entrer rapide comme l’éclair dans la cabine de douche qu’elle occupait dès à présent. Ayant effectué un petit détour aux dortoirs, elle aura eu le temps de prendre de quoi se changer et passa ses cheveux tout collants de sucre sous un jet d’eau tiède. Une expression épanouie s’afficha sur son faciès, détendue à l’idée de destresser après un tel énervement. En même temps que l’eau de la douche ruisselait sur son corps menu, à l’extérieur, la pluie s’intensifiait et se faisait de plus en plus menaçante. Winchester devait être désertée à ce train là. Qui voudrait sortir par un temps pareil ? Quoique Berry avait connu des personnes qui adoraient marcher sous les cordes aquatiques et qui se plaisaient à ne pas ouvrir leur parapluie, exprès pour s’imprégner de cette eau naturelle, tombée du ciel. Ring, de son côté, sautillait sur place et désespérait à l’idée de voir cette pluie persister. La jeune adulte quant à elle, ne s’éternisa pas dans la douche, en sachant que son gâteau creusois attendait qu’une nouvelle crème anglaise se fasse pour la laisser s’écouler sur sa pâte feuilletée. Achevant de se savonner et de se rincer rapidement, la baie enroula gracieusement son corps d’une serviette immaculée et sortit de la cabine. Là, tout en brossant consciencieusement sa chevelure mi-longue, elle embraya les salutations pour ne pas faire les choses à moitié :

« Au fait, il semblerait qu’on ai sauté une étape toutes les deux ! Mon pseudonyme est Berry, on a dû s’entrapercevoir dans les couloirs de l’orphelinat ! »

Puis, sa mine se renfrogna et elle ajouta :

« Ou alors tu as dû entendre parler de moi pour les nombreuses situations dans lesquelles je me suis mise, et qui m’ont valu les moqueries du siècle ! Mais bon, je ne suis pas la seule dans ce cas là… enfin, je ne pense pas… »

Plongée dans un doute très soudain, elle haussa ses épaules d’un air je-m’en-foutiste et après avoir séché ses cheveux, entreprit de se rhabiller sans perdre une minute. Les cuisiniers ne tarderaient pas à arriver pour préparer le petit déjeuner, car si Ring et Berry étaient déjà réveillées, d’autres devaient probablement roupiller comme des marmottes. En attendant, l'adulte se renseigna sur la réelle nature de son interlocutrice en tant qu'orpheline :

« Et toi, comment t'a-t-on nommé ? Tu fais partie d'un groupe en particulier ou tu es neutre comme moi ? »