Les zones argentées, blanches et teintées de bleu étaient terminées depuis un moment. Les aplats noirs, imitant les craquelures de la toile originale, d'une simplicité enfantine, ne lui avaient pas pris plus de trois heures. Les visages lui paraissaient toujours d'un ennui morbide : il n'y avait que peu de chance de se tromper, et la simplicité avait le don de l'ennuyer. Pièce après pièce, le petit génie avait envahi le sol de la salle commune comme à son habitude, comme si le monde autour de lui n'existait pas. Rien d'autre ne comptait que l'assemblage méthodique de toutes ces petites pièces, les unes après les autres. Un coup d'oeil rapide à la forme, et il parvenait à compléter le puzzle comme un tisserand faisait apparaître les motifs et les formes dans les fibres sur son métier à tisser. De haut en bas, sans commencer par les contours.

Cette fois il avait cependant laissé toute la ligne des personnages en suspens, pour la faire en dernier. Lentement, il déplaça la petite masse de son corps courbé pour s'approcher des derniers trous dans l'imitation morcelée du tableau ; il tendit une main, déposa l'avant-dernière pièce, délicatement, du bout des doigts. Hors de question de tordre le carton, hors de question d'abîmer 6 heures de travail. Il tourna légèrement la tête pour vérifier où était la petite dernière, elle ne devait pas être bien loin.

Son regard balaya la pièce. Le tout petit morceau de carton manquant n'était pas là. Il s'écarta du puzzle pour aller mollement soulever un tapis, pousser faiblement contre un fauteuil (action hautement courageuse et nécessitant une force physique considérable, ce qui lui fit rapidement abandonner ), farfouiller d'un air un peu fatigué dans les plis de ses vêtements trop grands.... en vain. La pièce du puzzle qui faisait défaut s'était fait la malle et le trou béant dans le visage de Jésus lui parut d'une vulgarité incroyable.

Une frustration brutale et agressive s'insinua dans son système limbique et, incapable de réagir autrement, il se rassit sur les fesses, replia les genoux auxquels ses doigts s'agrippèrent, et il fixa le puzzle pendant de longues minutes sans rien faire. Il ne voyait plus que cette petite cavité dans l'oeuvre de De Vinci. Elle lui paraissait monstrueusement grande, comme une provocation. Il ne parvenait presque plus à penser à autre chose : le contrôle de sa frustration lui demandait un effort surhumain. Il fallut l'intervention d'un surveillant pour l'inciter à retourner à sa chambre quand il commença à se faire tard : le petit albinos ne piquait pas de crises de colère brutales et impressionnantes, mais quand il ne bougeait plus pendant des heures au point de paraître aussi mort qu'une momie prisonnière de la glace, les adultes finissaient tout de même par s'inquiéter.

Il ne bougea pas davantage dans sa chambre : assis sur son lit, un genou replié, il fixait obstinément le mur en face de son lit. Où cette pièce pouvait-elle bien se cacher. L'avait-il oubliée dans la boîte du jeu ? Non, il venait de vérifier six fois. Quelqu'un l'avait-il emportée pour lui faire une farce ? Il ne voyait pas d'autre solution. L'irritation l'immobilisait encore quand il entendu du bruit dans le couloir, et son pseudonyme être prononcé derrière la porte, suivi peu après par quelques mots diffus du type "connard". L'albinos observa la porte d'un oeil torve un petit moment, un long moment même, avant de daigner lever ses petites fesses de paresseux jusqu'à la porte, qu'il ouvrit doucement, de quelques centimètres seulement : il ne tenait pas spécialement à se faire insulter alors qu'il encaissait avec peine sa frustration de gosse psychotique.

Near : "..."

Matt pouvait apercevoir un de ses yeux argentés l'observer, sans expression aucune, pendant que Near le détaillait : troisième meilleur orphelin de la Wammy's House. Pourrait être meilleur s'il faisait davantage d'efforts. Trop occupé à paresser et se laisser guider par Mello pour faire preuve d'une once d'ambition. Cependant, le rouquin ne lui avait jamais fait de mal. Sa présence lui parut donc bien moins intrusive qu'un gamin de l'orphelinat dont l'occupation préférée était de torturer les faibles. D'un autre côté, son affiliation directe à Mello ne le rassurait pas foncièrement des masses et il préféra rester sagement derrière la porte, maigre défense contre ce grand garçon bien plus costaud que lui...

Near : " Il est tard. "

Traduction approximative en anglais traditionnel poli : "Je suis là, tu me cherchais ? Tu as quelque chose de particulier à me demander à cette heure tardive ?"

Quoique Matt ne comprendrait pas forcément ça comme ça.