Pauvre petit Hammer, assis tristement devant le stade, regardant ses cammarades se dépenser tandis qu'il restait sur le banc de touche, sa canne amèrement posée à ses côtés. Il la faisait rire avec ses pitreries. Comme s'il s'en foutait, ahaha. Il pouvait peut-être tromper les gamins plein de sueur en train de courir, toutes celles qui grognaient de puer, tous ceux qui détestaient les courbatures, tous ces surdoués qui n'étaient pas faits pour la course. Mais arriver à tromper une fille qui était sur le banc de touche depuis sa naissance ? Non. Les capacités d'acteur de Hammer n'étaient pas assez développées que cela.

Elle s'était à peine approchée de lui par derrière, espérant provoquer un effet de surprise, que l'interrogation avait fusée. Elle pouffa, révélant définitivement son identité. Elle ne douta pas un instant qu'il aie pu la prendre pour une autre, ou que ce soit juste quelque chose balancé au hasard.

— J'fais comme toi, j'viens observer la parade des macaques en pleine cuisson.

Sans plus de cérémonie elle s'installa à côté de lui. Elle s'asseyait toujours par terre avec une certaine lenteur, certains diront grâce, d'autres insupportable précaution. Finalement, en tailleur, jambes nues grâce au short qui se cachait souvent sous le t-shirt trop grand, improbables couettes frôlant parfois Hammer à chaque mouvement brusque, elle se mit à fixer à son tour le défilé de gamins.

— Mais en fait. J'veux dire, sérieusement quoi, à part courir en rond, qu'est-ce qu'ils branlent ?

La réplique était peut-être un peu trop amère, un peu plus sèche qu'elle ne l'avait prévue. Ce mépris exagéré dissimulait mal son atroce jalousie, tandis qu'elle se caressait les doigts, des doigts obliques d'avoir été trop souvent cassés.

Elle pouffa en imaginant Hammer effectivement caillasser cette bande de minables. Avec sa canne et sa façon de parler, elle le voyait déjà balancer des « Hors de mon champ ! Petits sacripans ! » En vérité elle était proche de l'éclat de rire, sa main bloquée sur la bouche, essayant de réprimer la multitude d'images qui lui montaient à la tête. Hammer en pépé sur son transat' qui balance des figues sur les passants. Hammer qui fait exprès de rentre le seuil de sa maison particulièrement glissante. Hammer dans le bus qui laisse sa canne dans le passage. Hammer qui...
Elle s'arrêta en réalisant le ridicule de cette imaginaire et le fait qu'au fur et à mesure des images, elle avait tendance à le rajeunir progressivement ce qui devenait de moins en moins hilarant.

Le bruit de la tablette la fit sursauter, la chassant de ses pensées. Elle haïssait les médicaments, les traitements, toutes ces conneries qui lui rappelaient trop l'hôpital et surtout sa maladie. Elle lança un regard noir aux doigts de Hammer qui jouaient adroitement avec les petites capsules.
Carthage refusait quasiment toujours ses traitements. Elle recrachait les pilules, vomissait les préparations, décrochaient les injections. Elle crisait et s'énervait dès qu'on essayait de la forcer et jouissait que personne ne puisse l'en empêcher. A chaque mouvement brusque les infirmières et médecins faisaient deux pas en arrière, yeux écarquillés, inquiets de l'avoir blessée.
On envoyait toujours les infirmières les plus fourbes s'occuper d'elle. Elles les haïssait tout en les adorant. Elle les adorait car elles avaient du caractère, de la force, du répondant mais les haïssait pour toujours réussir à la faire sombrer dans l'inconscience dès qu'elle avait le dos tourné.

Elle regarda Hammer droit dans les yeux, un regard chargé de force et un brin de colère, principalement de la sévérité. Mais un sourire malicieux déchirait tout de même son visage. Elle lança avec défi :

—  Caillasse-les avec.

Et d'une pierre deux coups.

Oh oh, c'est que le gamin était amer. Carthage fut amusée malgré elle de la réaction ronchon du jeune homme, qu'elle se chargea vite d'imiter lorsqu'il en vint lui-même aux demandes. Elle détourna le regard du sien pour se reconcentrer sur le terrain, marmonnant dans sa barbe des insultes diverses et variés sur les docteurs et leurs seringues. Un long silence s’abattit un instant sur le duo avant qu'elle ne finisse par répondre du bout des lèvres.

« J'ai arrêté mon traitement il y a deux ans, truc du genre. Ils me filent des trucs dans j'ai des fractures mais dès qu'ils m'en donnent pour les douleurs chroniques, j'leur balance à la gueule. »

Elle s'était voulu rebelle, mauvaise et désagréable mais sans même s'en rendre compte elle avait relevé ses genoux contre son torse, ses bras les enserrant, dans une soudaine position de protection. Elle ouvrit de nouveau la bouche, cherchant peut-être à convaincre Hammer de rejoindre son camp de révolte.

« J'aime pas ces trucs, les piqûres et les cachets qui te plombent le crâne. Tu t'sens encore plus vulnérable. Quand t'as mal au moins tu sais qu't'es encore en vie, tu vois ? Ces connards de médecins veulent juste avoir la paix. Dès qu't'as plus mal ils ont l'impression d'avoir fait leur taff, de t'avoir sauvé. Bordel, y en a qu'on vraiment la vie tranquille. »

Sa voix était tombée de plus en plus dans les profondeurs d'une réflexion personnelle, les yeux figés sur les coureurs elle marmonnait plus qu'elle ne parlait. Elle avait presque oublié Hammer. Après un autre silence elle finit par de nouveau tourner son visage vers lui, de nouveau plein de vie, avec ses yeux brillants de provocation et de malice, et un sourire taquin.

« En gros c'est pas de chez moi qu't'auras de la codéine, Greg. Va lécher quelqu'un d'autre. »

Mon cul tes prescriptions, mon cul Hammer. Elle préféra lui balancer une grimace comme on en voit peu plutôt que de répondre quelque chose de désagréable. Ou pire, de se remettre à parler de façon intime et privée de quelque chose qui, somme toute, n'avait rien à voir avec lui. C'est pas parce qu'ils étaient tous les deux handicapés qu'elle devait se sentir outre mesure en sécurité, ou accompagnée, ou quoi que ce soit. Ce connard se dopait juste aux médocs comme un con, à tous les coups ses douleurs c'était que du psycho.
Rah ça elle en avait croisé des gens comme, « j'ai mal j'ai mal j'ai besoin de médicaments ! ». Elle avait envie de leur faire comprendre ce que c'était vraiment d'avoir mal, pour leur apprendre à mieux simuler. Enculés.

Plongée dans ses insultes habituelle, elle mit un temps avant de réaliser le silence, et le regard d'Hammer sur son visage, sur ses doigts et ses poignets, sur son corps cassé qu'elle dissimulait difficilement derrière toute la graisse et les formes qu'elle pouvait amasser.
Elle n'aimait pas être fixée. Le désir des hommes la terrifiait, leur pitié la faisait enrager. Cette fois-ci, elle ne savait pas lequel c'était. Elle resta donc immobile, un peu tendue, un peu intimidée, relevant son regard d'une manière ou d'une autre. Elle ne rougit même pas, tiens, et bam.

« Tu fais quoi ce soir ? »

Tu fais quoi ce soir ? Ce soir tu fais quoi ? Tufaisquoicesoir. Mais bordel il se passait quoi là ? Elle réussit à garder une tête relativement crédible, un sourcil arqué, la bouche à moitié ouverte, les yeux grands ouverts. Le choc passé, elle retourna à son comportement dédaigneux et moqueur habituel.

« Qu'est-ce qu'il t'arrive chou ? Ta petite copine allemande n'est pas là pour t'aider à monter les escaliers ce soir ? »

Meine. Pour une raison qui lui était un peu obscure, Carthage ne pouvait pas supporter cette petite minette blondinette parfaite. Peut-être parce qu'elle avait toujours cette façon, sûrement innocente, de te balancer sa vie parfaite à la gueule. Elle réussissait à faire oublier qu'elle était, elle aussi, une orpheline surdouée perdue en pleine cambrousse.
Et puis merde, pourquoi Hammer sortait avec une fille aussi insipide ?

Elle rigola. Une meuf en plastique, c'était exactement ça. Une petite bourgeoise toute lisse, toute fade, carrément pas intéressante.
M'enfin il passait quand même sa life avec elle.
Il avait pas le choix, ils étaient partenaires Experts.
Oui m'enfin ils ont l'air de...
Roh et puis ta gueule toi. Il veut pas la baiser c'est ce qui compte.
Ah bon ?
Ta gueule.

▬ Ta copine en bois ? Tu t'l'enfonces dans l'cul mon p'tit pédé ? Eh beh, j'comprends pourquoi la blondasse t'intéresse pas en fait.

Et elle rigole encore, oubliant peut-être qu'elle aussi est une « blondasse », un peu trop de bonne humeur peut-être. Pourtant elle reste déterminée à ne pas accompagner ce petit dragueur de mes deux dans un coin glauque pour aller boire des bières afin qu'il puisse tripoter du nibard. Ou quelque autre idée de puceau. Elle était bien placée pour parler, cependant.

▬ Hawley's Arms ? C'est quoi ça ? Un bar glauque ? Une réunion d'Handicapés Anonymes ?

C'est qu'elle serait presque hargneuse en répondant. Joyeuse peut-être la Carthage, mais elle a un mécanisme trop bien huilé, cette éternelle amertume quand on lui propose de sortir. Ce regret, cette rage, cette envie d'exploser la gueule à tous ceux qui pensent l'aider en lui proposant quelque chose qu'elle sait ne pas pouvoir avoir. « Je vais te protéger, t'inquiète pas. » Et mon cul il te protège ?

▬ T'es mignon chou à vouloir m'emmener traîner, mais j'suis pas vraiment la meuf la plus appropriée si tu veux tirer ton coup. Même l'allemande serait un meilleur choix.

Ferme ta grande gueule, Carthage. T'en dis encore trop. Juste ferme ta gueule et arrête de jouer la vieille amère.