Lettre n°1
Que je suis vieille. Bon Dieu que je suis vieille, Scarlett. Tu regardes par-dessus mon épaule avec ta petite tête ronde, ta petite tête blonde, et je me sens désespérément âgée. Tu essayes de comprendre ce que j'écris, mais tu ne peux pas ma chérie. Tu es trop jeune, beaucoup trop jeune ; plus tard peut-être tu arriveras à me déchiffrer. Mais plus tard peut-être que tu n'en auras plus envie. C'est comme ça quand on grandit, on change ses préoccupations. Et je me souviens qu'à dix-sept ans, âge auquel tu pourras lire ceci sans la moindre difficulté, je ne pensais pas un seul instant à ma grand-mère et à ses délires sur papier jauni. C'était il y a longtemps maintenant, mais je m'en souviens si bien. La vie est incroyable quand on est jeune. Tout est nouveau, tout est vif, tout semble incroyable et exceptionnel. Le monde paraît si vaste alors. Si vaste. Et on a qu'une envie, c'est le conquérir en riant de la bêtise de la Terre entière. L'attraper au creux de sa main et le forcer à réaliser nos rêves les plus fous - parce qu'à ce moment là de l'existence on a toujours une trentaine de rêves semés au hasard de l'esprit. Une fois qu'on est vieux, ce n'est plus pareil mon cœur. On se lasse. Les rêves se ternissent, on n'a plus le temps pour ça. Mes amies du club de bingo disent avec fierté qu'elles se sentent encore jeunes et bien dans leurs peaux ; comme si elles avaient vingt ans tout en ayant la sagesse de leur âge véritable ! En plus elles n'ont plus à travailler, que du bonheur. Tu crois bien. La vérité mon ange, c'est qu'on se fait bien chier ici. Moi en tout cas je m'emmerde. J'ai mal au dos, aux mains, mon rhumatologue me bourre de pilules contre la polyarthrite. Je jette toujours le tout dans les toilettes. Comme si ça allait changer quelque chose de m'empoisonner avec ces choses-là. Si ton grand-père était encore là, il leur dirait d'aller se faire foutre, à mes médecins. Alors tu vois mon poussin, je lui fais honneur.
▬ Ne touche pas à la prise trésor !Tu es intenable tu sais ? C'est fou comme tu peux faire des bêtises. Tu veux être partout, tu veux tout faire, tu veux tout savoir. Tu sais à peine marcher, et tu désires déjà le monde. Qu'est-ce que ce sera plus tard, hein, dis-moi ? Voilà que tu me pinces. Tu serres ma peau ridée, constellée de tâches, entre deux de tes doigts blancs ; ça te fait rire. Oh, je ne peux même pas t'en vouloir ! Mon adorable petite-fille. Fille de ma fille. Avec tes yeux gris qui volettent partout à la recherches des choses les plus jolies et étranges à découvrir, tes lèvres qui se pincent quand je te refuse ta crème glacée à la vanille au petit stand de la plage. Avec tes mots baragouinés dans un anglais incorrect, qui me font rire tandis que mes jambes me tiraillent. Avec ton nez qui se plisse quand ta maman te demande au téléphone pour te dire qu'elle ne rentrera pas ce soir mais qu'il y aura toujours papa et mamie pour te serrer dans leurs bras, va. Avec tes cheveux blonds comme ceux que j'avais avant de les avoir blancs.
Bon Dieu que je suis vieille.
▬ Plage ?▬ Glace ?▬ Vanille ?▬ Oui !Bon Dieu que je t'aime, Scarlett.
Lettre n°8
Il est tôt mon ange. Je ne sais pas même exactement pourquoi je suis debout à cette heure ; le soleil n'est pas encore levé. Je me suis fais un thé, pour tenter de faire un peu british et vieille peau, mais le goût est parfaitement infect. J'ai ajouté quelques sucres et à présent c'est encore pire.
Je rappellerai à ton père de ne plus m'acheter ces petits sachets jaunes pisse. Rien ne pourra remplacer le café dans mon cœur j'en suis persuadée. Je suis trop mamie pour changer d'avis maintenant. Mon imbécile de beau-fils me dira bien sûr que c'est pour mon bien, que la caféine à mon âge ce n'est pas conseillé. Mais quel âge dîtes-moi jeune impudent ? Vous vous êtes vus vous avec vos lunettes trop petites et votre ride du lion prématurée ? À ce rythme, vous crèverez avant moi, tiens.
Je suis navrée de te l'apprendre ma Scarlitta au nougat, mais ton pauvre vieux je peux de moins en moins le supporter. Tu serais d'accord avec moi si je t'en parlais, de toute façon. Il devient complètement barjot avec ses histoires de déménagement. Tu n'es pas encore au courant bien sûr, mais il voudrait habiter dans un appartement plus proche du travail de ta mère. Alors qu'elle passe sa vie dans des avions. Quelle idée ! Et puis surtout, cela voudrait dire quitter la maison. Quitter ma maison. Celle où j'ai tous mes repères, tous mes souvenirs, et dont il est hors-de-question que je me sépare. Il le sait bien, il est parfaitement au courant. Il croit pouvoir nous dissocier mon amour, il croit arriver à se débarrasser de moi ainsi, parce qu'il pense que je vais devenir un poids d'ici quelques années. Je conçois certes ne plus être de la première fraîcheur, même si c'est à contrecœur. Mais de là à dire que je suis proche du handicape, enfin ! C'est incongru. Pire, c'est insultant.
▬ Vous êtes réveillée Mary Rose ?▬ Absolument, mon cher.▬ Et je vois que vous vous êtes mise au thé ! Quelle excellente nouvelle !▬ Certes. Mais vous seriez un ange d'accepter de me faire un arabica un peu serré, maintenant.Son visage se renfrogne. Il n'avait qu'à rester couché dans sa chambre impeccablement rangée. Je n'ai jamais rien demandé à personne. Tout du moins, je me dois de faire remarquer que ce nez plissé me rappelle quelqu'un. Mon poussin. Tu tiens cette mimique de lui, il me semble. Ce n'est pas la plus jolie ni celle que je préfère, mais il faut bien que je l'admette ; quelques traits dans vos visages sont d'une similitude troublante. Tant pis. Personne n'est parfait Scarlett, je ne t'en voudrais pas pour ça. Tu resteras toujours ma petite-fille adulée, que ton père soit un emmerdeur de première ou non.
Enfin, assez de simagrées pour aujourd'hui.
Je prie pour que tu ne tombes pas sur ces lettres trop tôt, certains de mes propos m'échappent. Mamie est fatiguée, tu sais ? Le gendre est parti sans jeter ne serait-ce qu'un coup d’œil à la cafetière ; voilà qui est bien dommage. J'en aurais eu besoin. Il va falloir que je retourne jusqu'à mon lit dans le brouillard. Je suis intimement persuadée qu'il a mijoté tout ceci pour que je me casse la figure dans l'escalier et que tu retrouves ta pauvre grand-mère démantelée dans le couloir en te réveillant. Mais ne t'inquiètes pas, à ce petit jeu-là, je suis probablement celle qui tiendra le plus longtemps ! J'ai de la réserve que crois-tu donc.
P-S. : Je ne suis pas paranoïaque ma jolie blondinette.
Lettre n°17
Le téléphone a sonné à dix-huit heures une. Tu étais devant la télé, affalée de tout ton long sur le tapis, ta main piochant de temps à autre dans un sachet de pop-corn. J'étais assise dans mon fauteuil, observant tes pieds de gamine battre l'air, suivant ton regard absorbé par les cris des petits personnages animés. Tu avais une drôle de mine en les contemplant. Presque comme si tu les trouvais stupides, avec leurs visages grossiers et leurs voix de fausset. Ce qui est absolument idiot, n'est-ce pas ? Comment une fillette de sept ans pourrait-elle avoir un quelconque avis sur des images parcourant un écran. Ne va pas croire que je te pense simple d'esprit, au contraire, tu es la petite fille la plus éveillée de ma connaissance – bien que je n'en connaisse pas tant que cela. Mais de là à te voir te forger une opinion sur un sujet autre que le mariage de Barbie et son ami aux cheveux plastifiés, il y a un pas.
Le téléphone a sonné, donc.
Je ne tenais pas tant que cela à décrocher. Le téléphone, à mon âge, tu sais, ce n'est jamais pour annoncer une bonne nouvelle. Mais tu ne paraissais pas vouloir bouger d'un pouce, toi qui d'habitude saute toujours immédiatement sur le combiné en imitant les intonations de ton père. Mon beau-fils était dans son bureau, furetant dans ses dossiers plein de chiffres, probablement. La sonnerie stridente me donnait la migraine. Alors je me suis décollée de mon fauteuil, mes fesses tremblotaient c'était une horreur ; j'ai empoigné le téléphone. Une voix masculine m'a demandée si j'étais Monsieur Nicholson. Je me suis retenue de lui raccrocher au nez en lui demandant si j'avais une voix de grand gaillard. Au lieu de quoi j'ai répondu bien poliment que non, et que j'en étais fort heureuse. Il y a eu un silence. Manifestement, mon cœur, le bonhomme au bout du fil était un peu décontenancé. Je lui ai dis que j'étais Madame Parker, que Monsieur Nicholson était mon gendre, et que s'il avait quelque chose à lui dire je pourrais volontiers lui transmettre le message.
▬ Madame Parker. Votre fille, Helen Margaret Parker, est morte cet après-midi dans un avion à destination de Toronto. Nous sommes navrés.
Il m'a ensuite baragouiné quelque chose à propos d'une surchauffe du moteur, il m'a jeté des mots techniques et compliqués aux oreilles que je n'arrivais pas à comprendre. Helen. Helen c'est ta mère, Scarlett. Helen c'est ma fille, Scarlett.
Et elle n'est plus là. Elle est morte, en allant à Toronto, cette ville où je n'ai jamais mis les pieds, que je ne connais pas, mais qu'elle a de son côté dû visiter une bonne dizaine de fois. Elle est partie sans me dire au revoir.
Ma gorge est devenue plus sèche qu'un désert africain. J'ai lâché le combiné ; tu as lâché l'écran des yeux. C'est incroyable comme nous sommes coordonnées. Tu m'as regardée avec tes iris grises, et tu m'as posée cette question.
▬ Tu vas bien mamie ?Elle résonne encore dans mon esprit. Ta petite voix, entrecoupée par les mauvais doublages des personnages à la télévision. Je n'ai pas réussi à te dire si oui ou non j'allais bien mon trésor. Je n'arrive pas à le savoir encore. Je suis perdue. J'ai mal au ventre je crois. Je ne sais pas si c'est de la tristesse ou cette aspirine que j'ai osé avaler après avoir dit à ton père qu'il ferait mieux de regarder les informations ce soir. Je ne sais pas.
Helen c'est ta mère, Scarlett. Helen c'est ma fille, Scarlett.
Elle est partie sans nous dire au revoir.
Lettre n°23
Je ne t'ai pas écris souvent ces derniers temps, mon ange, j'en suis bien désolée. Je n'avais pas bien le cœur à cela. Nous avons dû organiser l'enterrement de ta mère, voilà déjà qui m'a miné le moral. Nous n'étions jamais d'accord sur la procédure à suivre, avec ton père. Quoiqu'il arrive, nous finissions toujours par te faire sortir de la pièce pour pouvoir nous jeter des injures à la figure en toute impunité. Tu as dû en apprendre, des mots, par-delà le mur. Mais que veux tu ; il voulait choisir des roses à laisser sur le cercueil alors que les fleurs préférées de ta mère étaient les iris ! Ce n'est tout de même pas possible d'être aussi inconscient !
Au moins il en a oublié ses affaires de déménagement.
Ensuite il a fallu t'acheter une robe noire ; et bien sûr ce fût à moi de m'en occuper. Je t'ai emmenée dans ce grand magasin un peu chic et guindé que mon gendre m'avait conseillé. Cela sentait le tissu neuf et le cuir trop cher, les vendeuses s'adressaient à moi avec un ton incroyablement poli qui me donnait envie de fuir en courant de cet endroit. Malheureusement je ne sais plus courir. Toi, tu souriais en regardant les volants, tu jouais avec les rubans pendant qu'on essayait de te mesurer. Tu n'as pas compris tout de suite, je crois, que Helen était partie pour de vrai. Quand je t'ai dis qu'elle s'était envolée, tu as probablement cru que je parlais d'un énième avion. Ou alors tu as merveilleusement fait semblant, ma chérie. Selon moi cependant, tu as vraiment pris conscience de sa disparition le jour même de l'enterrement. Tu avais sur le dos ta nouvelle robe, tu tenais dans tes mains ce bouquet de roses que ton père avait réussi par je ne sais quel miracle à commander malgré ma surveillance, me faisant grincer des dents comme une porte rouillée. Lorsque le prêtre a commencé à parler, prononçant le nom de ta mère, endormant l'assistance pour la demi-heure suivante, tu as ouvert de grands yeux. Je pensais que tu allais pleurer, mais ton regard est resté incroyablement sec. Tu avais simplement. Cette mine affreusement étonnée. Ensuite c'est moi qui ai fondu en larmes, à ma plus grande honte. Je suis alors bien incapable de dire ce que tu as fais.
En rentrant, assise dans la voiture louée pour l'occasion, tu regardais tes ongles avec une fascination décalée. Comme si tu essayais de comprendre comment ils marchaient, alors qu'un ongle ne marche pas. J'essayais de trouver une position confortable sur ces fauteuils trop durs, te jetant de temps à autres des regards en coin. J'ai l'impression de ne plus parvenir à te comprendre aussi bien qu'avant, Scarlett. Tu te dégages de la normalité des enfants de ton âge avec une rapidité qui me laisse pantoise. Arrivés à la moitié du trajet, tu as tout de même fini par détacher tes yeux de ta main. Tu m'as regardée. Tu m'as fixée avec une telle intensité, mon poussin, j'en étais gênée. Tu n'as pas rompu le silence régnant dans l'habitacle, tu es juste restée là, avec ton petit sourire, ta ceinture de sécurité trop grande t'entravant le cou. Tu avais huit ans alors. Je te pensais libre de tout souci. Peut-être savais-tu plus de choses que tu n'en laissais paraître.
▬ J'ai faim...▬ Bientôt, trésor.Tu as déjà dix ans maintenant. Comme tu grandis vite. Je te soupçonne de m'écouter parler au téléphone avec mes amies. Je ne suis pas dupe tu sais ! Tu as beau prendre toutes les précautions du monde, j'arrive à entendre le bruit que tu fais en décrochant ou en raccrochant le combiné du salon. Je suis persuadée que tu racontes tout cela à ta bande d'amis, ensuite. J'hésite à t'en parler. Je sais que tu veux savoir le plus de choses possible, je sais que tu es d'une curiosité dont toute petite fille de ton âge est pourvue, je sais que tu aimerais vivre de grandes aventures. Mais je ne tiens pas à ce que tu saches trop de choses non plus, mon petit amour. La connaissance, parfois, c'est trop lourd à porter.
P-S. : De plus, je tiens à signaler que mes conversations avec Blair McCarton sont de l'ordre du privé, mademoiselle !
Lettre n°44
Je t'entends rire par-delà le mur. Ma tête me paraît bien lourde, mon cœur, ainsi posée sur l'oreiller ; et ta voix infiniment légère me laisse sur le carreau. Je n'arrive plus bien à suivre la vie, je crois. Pendant que toi tu t'envoles, je reste les pieds bien ancrés au sol. Bientôt je serai sous terre.
Pardonne-moi, ce n'est vraiment pas amusant du tout, mais je relativise comme je peux.
Ainsi, j'entends ton rire. Tu parles avec une amie au téléphone, il me semble. C'est toujours ce que tu dis à ton père, lorsqu'il te demande ce que tu fais de ces heures de crédit, alors admettons que je te crois. Mais je pense que parfois, tu parles davantage avec des garçons qu'avec des filles, ma chérie. Si mon cher gendre le savait, il ferait une crise cardiaque. Tu le connais bien. Tu sais qu'il faut lui cacher cela. Mais moi... Moi je passe ma journée couchée, ces derniers temps. J'ai tout le temps de te sentir vivre, dans la chambre d'à côté. Tu ne peux rien me cacher, Scarlett. La fumée des cigarettes par-dessous la porte, tes aventures à la plage, au lycée, tes sorties shopping qui durent des milliers d'années, tes devoirs qui traînent, tes indignations continues pour des sujets divers et variés, tes cris quand un jeune homme a osé te quitter pour une autre. Tes histoires de jeune fille vivant à deux cent à l'heure, tandis que je ralentis, de plus en plus, indéniablement.
Je me sens vieille. Je ne veux pas me sentir vieille.
J'aimerais tellement revenir en arrière, quand je pouvais encore me lever sans sentir mon dos crisser de douleur. C'est frustrant, terriblement frustrant. Je ne comprends pas. J'ai vécu ma vie, déjà. Je devrais être en paix, soulagée de savoir que toute cette mascarade est bientôt terminée. Mais non. Non. J'en veux encore. Je suis avare de cette jeunesse que tu as et qui m'échappe.
▬ Tu m'aimes combien, alors ? Tu as cette manie de vouloir mettre des chiffres partout. Comme ta
Lettre n°45
Je m'endors sans même finir mes lettres, maintenant. Je ne me souvenais pas qu'il était aussi difficile de tenir un crayon. Comme c'est étrange, mon trésor. Ah et tiens, ton père est passé me voir tout à l'heure. Il a dit qu'il allait m'acheter du thé, je n'ai pas su répliquer quoi que ce soit. Après toutes ces années, il n'a toujours pas compris que je ne pouvais pas supporter cette chose infect.
Toi tu sais, oui toi tu sais. Tu remarques bien les choses. Ma chérie, mon petit amour. Quand tu toques à la porte de ma chambre, tu m'apportes un arabica, toi.
Lettre n°46
Le téléphone a sonné à onze heures vingt. J'ai décroché parce que je savais que tu étais déjà occupée à causer avec quelqu'un d'autre et que c'est mon unique travail ici maintenant. Décrocher le téléphone. Arrêter cette sonnerie qui me vrille les tympans. D'habitude c'est Blair pour avoir de mes nouvelles ; cette fois c'était la gendarmerie. Ton père a eu un accident, sur le parking du supermarché. Il est parti, lui aussi, d'une façon terriblement bête. Je n'attendais pas mieux de lui. Tout ça à cause de ces fichus sachets de thé. C'est presque drôle. Presque.
Je n'arrive plus à rire, ma chérie.
Je n'arrive plus à pleurer, ma chérie.
C'est embêtant, tout ceci, c'est fatigant. Scarlett, bientôt tu vas venir me voir, pour m'apporter mon café. Je dormirai. Je t'aime tellement, mon cœur. Pardonne-moi. J'aurais voulu parvenir à être là pour toi. J'aurais voulu courir comme tu le fais. J'aurais voulu savoir encore vivre. Oh, Scarlett.
J'aurais vraiment voulu avoir dix-sept ans.
Lettre n°0
Grand-mère,
j'ai lu toutes tes lettres avec attention. Tu es la plus belle et la plus incroyable personne que j'ai jamais rencontré dans ma vie, et tu le resteras jusqu'à la fin de mes jours je crois bien. Moi aussi je t'aime. Pire que ça même. J'ai mis un peu de temps à te répondre, excuse-moi, parce qu'il me paraissait parfaitement stupide de parler à une morte – désolée de te le dire aussi clairement, mais je crois que c'est le nom qui te convient maintenant, ma chère – et que je ne savais pas vraiment quoi écrire. Ça n'a jamais été mon trip, les discours à rallonge sur papier. J'ai tendance à préférer les sms. Les messages sur portable, tu sais. Je t'avais appris à en taper, avant que tu ne balances ton téléphone par la fenêtre. Enfin bref, allons à l'essentiel.
Je ne suis pas allée à l'enterrement de papa, ni au tien. J'aurais voulu, mais on m'a poussée dans un avion sans me laisser le temps de souffler. Au moins j'ai pu faire deux ou trois valises – j'ai redécouvert des fringues, mon Dieu. Et je suis en Europe, maintenant. A Winchester. C'est en Angleterre. C'est pas très loin de Londres.
C'est juste surkiffant.
Je ne m'attendais juste tellement pas à atterrir là. Ils m'ont balancée dans un orphelinat pour jeunes surdoués : parce que je suis surdouée, ça gère tellement. Je suis dans une catégorie de sportifs on dirait, alors j'ai commencé l'escalade. L'athlétisme me gonflait et tout le monde en fait ici. Je veux être unique au moins un minimum. Sinon il n'y a rien d'amusant à faire du sport. La compétition c'est mieux si je la fais contre moi-même.
Pour parler du peuple, parce que je sais que c'est ce qui t'intéresse le plus : les gens en général sont plutôt hypes même si j'avoue que certains me font flipper. Ils ont tous des manies bizarres. Moi aussi apparemment j'en ai une, mais je ne fais pas vraiment attention. Je m'en fous un peu. Je continue à vivre c'est déjà bien, ça m'occupe à plein temps. Parce que la vie, tu avais raison grand-mère, me semble immense. J'ai envie de l'avoir juste pour moi. J'ai envie de l'attraper et de lui faire faire tout ce que je veux. J'ai envie de tout connaître de ce qu'elle peut apporter.
J'ai eu dix-sept ans il y a quelques semaines, j'ai pensé à toi. J'aimerais que ça dure toujours.
Je vais tout faire pour.
De toute façon, à cause de ces pseudos que l'on doit choisir en arrivant, même à quarante ans je serais toujours dix-sept. Seventeen, même le jour de ma mort, grand-mère. Et je t'emmène avec moi, promis juré craché par terre, au creux de ma tête. On va rester toutes les deux. Ensemble, jusqu'au bout.
Nous serons éternellement jeunes.