À l’eau, Lula n’était plus rien. Elle n’était que le va-et-vient de ses jambes, la rotation de ses bras, la fréquence de sa respiration. Elle n’était plus que le roulis tendre de l’eau sur sa peau, le froid délicat dans ses pores, le chlore frémissant à ses oreilles. Il n’y avait plus à paraître des pieds à la tête, il fallait simplement nager, effectuer des mouvements réguliers, étirer son corps comme une liane et inspirer, expirer. Inspirer, expirer. Lula était une inspiration, une expiration, et c’était tout.
Dans le bassin, son esprit n’était plus aussi complexe, il semblait ne pas dépasser la délimitation rectangulaire et carrelée, ne pas déborder de la ligne de nage libre à celle du dos crawlé. Tout était plus simple. À chaque longueur, ses pensées s’ordonnaient, les choix se simplifiaient alors que l’oxygène se raréfiait et les réponses arrivaient avec la nouvelle bouffée d’air. Quand elle montait sur le rebord, retirait son masque, relâchait ses cheveux, le monde se réinvitait, et avec lui, les complications.

D’ailleurs, Lachesis est là. Parlez-en, de complications. Lachesis, c’est le nom que les problèmes prennent quand ils veulent sourire et se déguiser, et vous tromper, et encore vous sourire. Lula lui jette un œil en coin. Lachesis est si fragile que la regarder trop fort, c’est déjà la violer un peu. Elle n’est même pas en maillot de bain, pense-t-elle avec incrédulité et exaspération. Elle porte juste une petite robe trop courte, trop noire, à bretelles, trop sombre pour une robe de plage, trop estivale pour une robe de deuil. C’est tout Lala, ça. L’horloge murale indique qu’il est presque huit heures, et il n’y a que des Lula pour être encore là. Quand leurs regards se croisent, elle passe son bras derrière sa tête en un grand étirement félin, et ses yeux peignent un éclat de rire.
▬ Je ne t’embrasse pas, je suis trempée.
Elle se relève à mi-chemin entre le bond et la précaution, et va chercher sa serviette blanche posée plus loin. Elle s’enroule dedans, laisse le temps s’étaler, frotte ses cheveux rouges humides. Drapée dans le tissu-éponge, elle revient vers le bord, où Lala se tient assise, les pieds dans l’eau, les jambes joueuses.
▬ Tout va bien, petit chat ? Distraitement, elle embrasse le haut de sa tête. Tu ne viens pas te baigner ?
Ça, c’est une question jetée en l’air pour la forme. Lachesis ne vient jamais pour se baigner ; elle vient pour la voir et pour se faire voir, pour qu’on admire sa petite tête de moineau blessé et son mignon petit museau, et sa silhouette de fillette, et ses airs de femme. Lula passe sa main des les tresses de la brune, y hasarde ses doigts. Ce serait si facile.
Des filles comme ça devraient être interdites. Lachesis mériterait la prison pour outrage à la pudeur par sa simple existence. Sa démarche est un strip-tease, elle est un incendie à ciel ouvert, ses cheveux appellent une étreinte qui ne vient pas, tout en elle cherche à provoquer le délit. L’attentat aux mœurs n’est jamais loin, quand elle sourit, ses dents blanches prêtes à épouser toutes les bouches. Tout ce que Lachesis a, Lula le veut, tous ceux qui la touchent, elle veut les toucher, et elle veut Lachesis, aussi, ça va sans dire. Mais Lala a quelque chose que les autres n’ont pas.
▬ Pas de rendez-vous, à cette heure ?
Ce qui est différent, c’est que Lula la déteste. Elle déteste tout ce qui chez elle est digne d’être aimé, tout ce qui séduit en elle, il faudrait passer son visage au vitriol et lui couper un sein, la mutiler, en faire un bout de rien, pour que Lula soit la seule encore à pouvoir l’apprécier. Elle hait la simple idée que Lachesis pourrait être une autre elle, une petite version édulcorée de Lula, qui pourrait plaire plus, être plus charmante et plus charmeuse. Chaque sourire qu’on lui arrache est une occasion perdue. Elle a l’impression que Lachesis la volage ne fait que lui voler ce qui lui appartient de droit ; c’est à dire tous, c’est à dire Hannibal, c’est à dire tout. Il y a beaucoup trop de Lula dans l’air, ce soir.
Le crime parfait pourrait prendre place dans cette piscine, et il pourrait aussi bien être un viol qu’un assassinat.
▬ Viens, montre moi comment tu nages.

Elle pourrait l’embrasser, la plaquer au sol et la dévorer vivante. Elle pourrait l’étrangler, la jeter à l’eau et la regarder flotter comme un bout de bois humide. Ce serait si facile.