Je suis né dans le Colorado. Dans une ville un peu trop paumée, un peu trop petite, un peu trop normale. Le genre de ville dont tu ne retiens pas grand-chose. Le nom ne te semblerait probablement même pas familier tant ici, tout avait toujours été ordinaire et plat. Un voisinage plutôt poli, des amis plutôt sympa, des engueulades par-ci par-là comme il y’en avait partout. Rien de franchement excitant, quoi.
A huit ans, on jurait déjà comme des charretiers, on sortait des « putain » comme toi tu sortirais des « oui » ou des « non ». Sûrement que notre langage résultait du contraste qu’on avait envie de foutre entre cette ville et nous. « On », c’était Luka et moi. Ca l’avait toujours été. On avait grandi ensemble, déraillé ensemble pour finalement totalement merder ensemble. On avait d’autres potes, mais c’était quand même pas pareil. Faut dire que j’avais jamais pu me capter Jésus. Jésus, c’était le mec qui était arrivé dans notre ville quand on avait quoi, huit ou neuf ans. Il était Russe. Ok, moi aussi, mais j’ai un nom à peu près prononçable. Lui, il avait un nom tellement improbable que je pourrais même pas te le ressortir. J’sais plus qui avait dit qu’il ressemblait au fils de dieu, d’où son surnom. C’est ptêtre pour ça que sa tête me revenait pas. Le fils de dieu, mon cul ouais. Toujours est-il qu’il faisait partie de la bande, comme Danny et Peter. Sauf qu’avec eux ça passait quand même vachement mieux. On traînait tout le temps ensemble, même si on venait de milieux sociaux un peu opposés. Eux, ils étaient pas franchement riches, et nous, on était pas franchement pauvres. On peut même dire qu’on était plutôt dans le genre bourges. C’était pas déplaisant, ça nous donnait accès à pleins de trucs, comme la musique et le sport. Genre le basket. Et moi, je kiffais bien le basket. Je kiffe toujours le basket. Mais en même temps, pour ce qui était de l’argent, je me disais que j’aurais pu vivre sans. J’avais pas besoin d’argent pour taper dans un ballon. Je me foutais un peu d’en avoir, en fait. Non, quand j’étais gosse, je me serais bien passé d’autre chose. Déjà, mes cheveux, et puis surtout ma religion. Faut dire que pour moi, à la base, être roux, c’était pas le pied, mais être un rouquin juif, c’était limite craignos. Désormais c’est différent. On n’insulte pas ma religion. Mes cheveux, c’est un autre délire. Je porte depuis toujours une chapka. En vrai, faut dire un ouchanka mais j’évite d’étaler ma culture, parce que la dernière fois on m’a balancé un « Encore un truc de juif » dans le genre assez exaspérant. Bref cette chapka j’y tiens, je la porte plutôt souvent. En même temps mes cheveux sont roux et en plus assez moches. Je t’épargne les détails.
Dans la liste des choses que je supportais pas qu’on insulte, il y avait ma mère. C’était une mère assez chiante car trop protectrice et tellement juive que j’avais jamais pu manger autre chose que des trucs Kasher dans ma piaule, (autant dire que la cantine à côté, c’était un peu le bonheur inaccessible, je vois encore le chef refuser de me donner un plat de crevettes parce « Ah, pas toi, c’est vrai t’es juif. ») mais ça restait ma mère. Si j’te résume le truc, on ne touche pas à ma religion, on ne touche pas à mon ouchanka, et on ne touche pas à ma mère. Comme ça t’es au courant.
Mon père, à côté, était aussi un praticien, mais je le voyais moins souvent, il bossait quasiment tout le temps. Et puis ma mère passait tout son temps à la synagogue ou chez ses amies juives. Au final, je restais souvent seul chez moi. Et c’était plutôt cool. Mes potes venaient tout le temps, que ce soit pour mater des séries débiles à la télé ou découvrir les joies des sites de cul sur le net. Ouais, ils venaient tous, mais c’était surtout Luka, en fait. Nos conneries de gosses y passèrent. Nos premiers films porno, nos premiers bourrages de gueule, nos premiers joints. Puis il y eut le voyage de nos parents. Faut dire que Luka habitait la maison d’à côté, et que nos parents étaient déjà amis avant qu’on naisse, donc forcément, c’était plutôt habituel, ce genre de voyage. Sauf que là, ils allaient au Pérou. J’ai jamais pigé pourquoi d’ailleurs. Bref, ils étaient partis depuis un bon bout de temps et bien que je fasse le mec qui était content de se débarrasser de ses parents, les trois jours de différence avec la date prévue de leur retour commençaient légèrement à me rester en travers de la gorge. Je flippais. Du coup, je dormais plus. En même temps, je dormais pas beaucoup à la base, mais là, les nuits qui dépassaient les cinq heures étaient à marquer en tant qu’évènements sur le calendrier. Le pire, c’était ptêtre que d’habitude, je me levais pour aller faire du sport. Là, je me levais pour glander. Et je faisais pas semblant. Ce jour-là, à six heures du mat’, j’étais devant la télé, à bader à cause du manque de sommeil devant des émissions plus chiantes les unes que les autres. Je zappais en cherchant un truc bien alors que je connaissais les programmes par cœur. Et à cette heure-là, je peux te dire que dans les programmes, le truc bien n’existe pas. J’étais même pas tenté par un porno, c’était dire. Sauf que là, en changeant de chaîne, j’étais tombé sur un flash info. Le genre de trucs qui m’éclataient autant que la politique. Pourtant j’avais bloqué dessus, sans raison apparente. Ca parlait du crash d’un avion. Ca présentait la date, l’heure, la ville de départ et celle d’arrivée. La destination. En fait, la destination m’avait marquée plus qu’autre chose. Le Pérou. Je m’étais mis à flipper comme un malade. Je relisais les dates, je relisais les heures, je les écrivais noir sur blanc sur une feuille. Au fond, ça servait à que dalle, c’était évident. Mais mon cerveau avait beaucoup trop de mal à assimiler. J’avais tapé son numéro. J’tremblais comme une fille, c’était limite si j’allais pas pleurer. En y repensant, je me marre, mais sur le coup, ça avait pas été aussi drôle.
« Luka… Je viens de-je viens de voir à la télé. Nos parents… Je sais pourquoi ils sont pas là. Ils sont… Ils sont morts. »
Le dire et l’imaginer, c’était quand même différent. Le dire, ça faisait tout de suite plus mal. J’avais du mal à articuler, du mal à respirer, du mal à arrêter ces putains de larmes que finalement j’avais pas pu contenir.
« … J… Jimmy… tu vas te… calmer. Ouais, c’est ça, te calmer… et… tu vas venir à la maison, hein ! Ouais, tu te ramènes… hein ? »
Je l’écoutais et je sentais que c’était hard, même pour lui. Sauf que lui, il avait les bons mots et il feignait mieux le mec impassible. Sur le coup, quoi que même en y réfléchissant, la réponse aurait sûrement été la même, j’avais pas hésité 30 000 ans. Ptêtre qu’en me calmant, tout seul, chez moi, on n’aurait pas déconné par la suite. Ptêtre.
« Ok… Ok, ouais, t’as raison… J’arrive. »
J’étais parti de chez moi pour une nuit. J’étais jamais revenu. Pendant un mois, on avait totalement pété les plombs. Ca s’arrêtait jamais, on était constamment défoncés. Dans un autre univers, dans notre univers, l’alcool en masse nous brûlait la gorge mais c’était comme de l’eau. On avait plus conscience des limites du corps humain. Nos nuits ne suffisaient plus pour décuver, mais on s’en foutait. Parce que c’était le pied. Jamais j’avais été aussi bien. J’avais effacé tellement facilement la mort de mes parents de ma mémoire que ça n’avait fait qu’amplifier mon envie de continuer comme ça pour toujours. Mais toute chose à une fin. Cette fin s’était introduite dans nos vies lorsque le téléphone avait sonné. Pour moi la nuit et le jour ne se dissociait plus, et lorsque j’avais décroché, je n’aurais pas su dire si la lumière qui éclairait la pièce était celle du jour où celles des lampes de la maison. Il me semble que la fille au téléphone avait demandé un adulte. J’avais répondu que de la merde, pendant toute la conversation. Je disais des trucs dont j’avais même pas conscience. Toujours est-il qu’en raccrochant, un sourire sur les lèvres, j’étais loin de réaliser que c’était la fin. Fin qui s’était concrétisée le lendemain, lorsqu’on avait de nouveau entendu une sonnerie. Sauf que cette fois ça venait pas du téléphone. J’avais même pas bougé du canapé, les hallu’ s’accrochaient à ma cavité encéphale et ne voulaient pas en dégager. J’avais juste tourné les yeux au bruit de la porte. Sans une once de lucidité, par reflexe. Devant Luka, là, y’avait deux personnes.
Deux adultes, une femme qui ressortait vachement clean vis-à-vis de la gueule de la maison de Luka et un mec qui avait l’air un peu cassos. Mais bon, j’avais surtout buggé sur la fille. Elle était bien foutue. Ils s’étaient mis à nous parler, mais du coup j’écoutais que dalle. J’avais jeté un regard en biais à Luka. Lui non plus n’avait pas l’air de capter grand-chose, les yeux rivés sur les boobs qui se présentaient à lui, sur lesquels il lâcha soudainement un flot de gerbe appétissant. Normal. Le contraire m’aurait même étonné. Je tirais sur ma clope, le regard dans le vide. Luka avait de sérieux problèmes de ce style, à chaque fois qu’il se retrouvait en face d’une nana avec disons… Des avantages physiques indéniables. Ca n’avait du coup rien de nouveau pour moi. Forcément, c’était un peu différent pour la fille qui avait pas l’air d’avoir apprécié l’accueil. Après, on les a suivis jusqu’à leur voiture, parce que de notre point de vue, la bagnole ressemblait plus à un repère hippie en direction de Shooter Island. (Tu noteras le niveau de la vanne. Ça me fait flipper aussi, sérieux, mais je plaide non coupable, c’est l’humour de Luka qui déteint sur moi.) Sauf qu’il s’avéra qu’on se dirigeait vers le poste de police, chose qu’on avait commencé à capter lorsqu’on était un peu moins déchirés, soit trois heures plus tard. On y resta une semaine, pour la forme, parce qu’on était mineurs et que « La drogue c’est mal m’voyez ? », puis on nous envoya dans un orphelinat à Denver, parce que dans notre bled c’était pas le genre de trucs qu’on pouvait trouver.
Holding hands while the walls come tumbling down.
Je sais pas ce qui avait été le pire. Si c’était le retour à la réalité, si c’était le fait de réaliser la mort de nos parents, si c’était la présence des autres qui étaient pas du tout dans le même tripe que nous. Mais moi, j’avais pu m’y faire à peu près. Pas lui. Je trouvais ça pas normal parce qu’au fond, c’était toujours lui qui assurait, qui ne se montrait jamais atteint par quoi que ce soit. Mais ptêtre que justement, parce qu’il n’avait pas envie de le montrer, il lui avait fallu ce substitut. Je me disais ça, au début. J’étais sûr que j’avais raison. Du moins en partie. Puis parfois, avec cinq, six cachetons à la suite, dans les vapes, il me disait des trucs comme « Reviens, Jimmy. Reviens dans notre monde. » Alors je savais que son monde, notre monde, c’était ce mois de pur bonheur qu’on avait vécu. Lorsque rien n’était capable de nous faire flipper, lorsqu’on avait toujours le sourire, le temps passait plus vite, l’oubli était à portée de main. J’y pensais beaucoup. J’y pense toujours. Il me tentait de le suivre. Et je l’aurais suivi. J’avais pas les couilles pour rester seul dans ici, pendant que lui était ailleurs. Sauf que quand j’avançais mon bras vers ceux qui lui restaient, il m’attrapait le poignet. Il me le serrait comme un malade. Avec un regard vachement effrayant qui sonnait faux, mais vachement effrayant quand même. Il voulait pas que je plonge aussi. Quel con. Je me disais « Arrête tes paradoxes, alors, merde ». Je me le disais et je le lui disais. Il comprenait même pas. Et puis il avait eu ces crises. Il disait tomber dans le vide. Il avait peur de ce vide. Il avait des nausées violentes et affreuses. Nausées qui le courbaient de douleur. Je m’enfonçais les ongles dans la chaire à l’entente de ses cris. Il me faisait promettre de ne rien dire. Il me faisait promettre de ne pas le suivre. Et moi j’arrivais pas à lui mentir. J’arrivais pas à faire le contraire de ce qu’il me disait. J’me sentais con, assis à côté de lui, m’essuyant les yeux de plusieurs revers de manche, paumé comme jamais. J’me sentais con, quand j’ouvrais la porte, que je le trouvais allongé sur le sol, blême. Quand je croyais qu’il était au bord du gouffre, que c’était la fin. Mais plus que me sentir con, je flippais. Je flippais vraiment que ce gouffre arrive pour de vrai, et qu’il tombe pour de bon.
J’angoisse encore. Que les psychoactifs me prennent Luka.
Ses crises n’étaient pas là tout le temps, mais elles étaient assez présentes pour me foutre les jetons. Et puis Luka avait dû aller voir le psychiatre de l’orphelinat. Pour addiction. Ca me faisait chier presque autant qu’à lui. Presque, parce que même si j’me retrouvais comme un con à glander devant la PS2, à battre inlassablement le record sur Guitar Hero ou à m’exciter devant un porno, j’espérais que ça le soignerait. C’était naïf, et au fond je savais en connaissant Luka que c’était useless comme bordel, mais j’y croyais quand même. Ici, y’avait pas grand-chose à faire. Je restais dans ma chambre, du coup. En mode cassos, devant WOW, c’était assez flippant à voir. Luka me trainait dans le réfectoire le soir. Et puis, une fois, alors qu’il me vannait sur mon judaïsme, un enfoiré avait commencé à s’approcher et me traiter de « Sale Juif ». Ok. Super approche. Autant les vannes de Luka étaient désagréables mais pas méchantes, autant ses vannes à lui, parce que oui, il considérait ça comme des vannes, étaient carrément détestables. Surtout qu’il était pas le genre de mec qui s’en tenait à une petite remarque antisémite. Non, il m’avait aussi dit de crever, un truc gentillet dans le genre. Mais j’étais resté courtois et très calme, avec un sourire sur le visage. Je m’étais éloigné sans une once de hargne dans mes mouvements. Je suis trop parfait comme mec, faut pas croire.
…Ouais non je déconne. Je lui avais foutu une droite au moment même où il avait commencé avec son « sale juif ». J’avais prévenu, faut pas m’emmerder avec ma religion. Faut dire que sa tête me revenait pas non plus. On s’en était sortis à peu près avec la même chose de chaque côté. Même si mon œil avait souffert pendant une semaine. Je l’aurais massacré, s’il faisait pas deux têtes de plus que moi. Après ça, il s’avéra que le gros connard avait un prénom : Freddie. Il s’avéra aussi que Freddie n’était pas qu’un enfoiré antisémite. Il était aussi un putain de raciste, profiteur, et égoïste comme pas deux. C’est pour ça qu’on commença à trainer avec lui. Je sais, ça a pas de sens, moi non plus j’ai jamais compris. Je détestais ce mec. Il me détestait aussi. Luka lui vouait une haine pas trop féroce. J’oserais même pas dire un seul compliment sur lui qui justifierait sa présence dans notre bande de potes. Même quand il nous embarque dans des plans parfois foireux et parfois géniaux qui me font marrer. Ouais, nan, j’ai jamais dit ça. Et même si ça a un fond de vérité, ça reste un gros enfoiré de merde qui passe sa vie à me faire chier. Ça, c’est dit.
Ca faisait quoi, un an qu’on était à Denver, quand finalement ça avait bougé. Je jouais au basket, dehors, avec Freddie mais contre mon gré et avec quelques autres gars sur qui je pourrais pas refoutre des noms. Ah si, y’en avait un qui s’appelait Moïse. Ou pas. Enfin bref, je jouais. Ou plutôt, je gagnais. Et puis Luka était arrivé. Il avait l’air sérieusement emmerdé. J’ai pensé que sa séance avait été chiante. Mais c’était autre chose. Il m’avait pris par le bras pour m’emmener à part. Glissant une main dans mes cheveux, je le regardais s’allumer une clope et m’en filer une au passage. La clope entre les doigts, je sentais la flamme de son briquet vacillante. Luka qui file des clopes. Trop étrange. Luka qui tremble. Définitivement pas normal. Du coup, j’aspirais une bouffée de nicotine en tentant de prendre l’air détaché du mec qui n’est pas en train de flipper comme un dingue. Ce que j’étais justement en train de faire. Ce qui était totalement inutile avec Luka, puisqu’il captait toujours lorsque je feignais quelque chose. Ce p’tit con.
« Mec. On a un putain de problèmes de merde. On va peut-être être séparés. »
J’avais eu un bug. Enorme bug. Il me regardait en disant ça. Il attendait une réponse. Ou une réaction. Le mot me restait en travers de la gorge comme si c’était moi qui avais dû le prononcer. Séparés. En fait, c’était une option que j’avais jamais envisagée. Après tout, je me coltinais Luka depuis quatorze ans, et ça me convenait. Le mot « séparés » sonnait à mes oreilles comme une mauvaise vanne. J’avais tenté une réaction quelconque, genre un « Ah » un peu normal qui ne montrait absolument pas ce que je ressentais. Mais il n’avait même pas pu passer la frontière de mes lèvres. Je fixais Luka, incapable de faire quoi que ce soit. Il avait rapidement capté que je dirais rien, alors il m’avait expliqué. Comme quoi il avait passé une série de tests à cause de son addiction pour en trouver la cause, mais qu’au lieu de ça, ils avaient découvert que Luka avait un quotient intellectuel supérieur à la moyenne. Et qu’il devait aller dans un orphelinat adapté. En Angleterre. De nouveau, j’avais laissé s’installer un blanc entre nous suite à ses explications. Jusqu’à ce que les cendres de la clope que j’avais dans la bouche tombent sur mon t-shirt. J’avais balancé un « putain » sous la douleur et j’avais regardé le trou qui s’était dessiné sur mon haut en soupirant. C’était pas comme si j’en avais quelque chose à foutre de ce t-shirt. Les mains crispées sur le tissu, j’osais même plus relever la tête vers lui. En Angleterre. Déconnes-pas, mec.
« Jim’, faut que tu passes les tests. »
Il m’avait pas dit ça d’un ton qui me laissait le choix. Non, c’était plutôt quelque chose comme « Passe-les tests et réussis les ou je te démonte la gueule. » Relevant les yeux vers lui, j’avais souris dans un hochement de tête. « Ouais. » Il était hors de question qu’un test de merde nous sépare. Je devais y arriver.
Sur le coup, c’est ce que je m’étais dit. En mode « J’suis trop déterminé je peux tout faire. » mais bon. Ça avait duré quoi, cinq minutes ? Après, j’avais vraiment commencé à flipper. Combien de personnes avaient un QI supérieur à la moyenne sur terre ? Il me paraissait statistiquement impossible qu’un mec dans ce cas ait un meilleur ami qui l’était aussi. Sauf si le QI était un truc qui se transmettait, comme le sida. Ou pas. J’étais pas franchement du genre pessimiste, mais là je m’étais dit que c’était mort. Le pire, c’était les dix jours d’attente pour les résultats. La semaine la plus géniale de ma vie, en fait. Le jour J, j’étais rentré dans la salle, les mains moites, la gorge serrée. Dix minutes plus tard, je ressortais. J’avais détourné le regard en le voyant. Une voix pas assurée ne laissa place qu’à un seul mot :
« Luka… »
« Mec… T’as réussi ? »
« Je… »
Je m’étais arrêté. L’unique syllabe raisonnait dans la salle et mettait entre nous une putain de tension. Finalement, je relevais le regard vers lui « Luka, ça me tue mais… » De nouveau un de ces silences qui s’enchainaient trop souvent ces derniers temps. Un grand sourire se dessina soudainement sur mon visage, alors que je le toisais du regard en achevant ma phrase :
« Je crois que je vais devoir me coltiner mon boulet de meilleur pote pour quelques années encore. »
Bonjour, je suis un connard. Mais en même temps, tu admettras que sur le coup, c’était quand même vachement tentant. Bref, Luka balança finalement un « Connard de Sbf. Ça m'enchante pas » accompagné d’un coup dans le dos parce qu’il avait quand même flippé, et puis la conversation s’acheva sur nos conneries. Comme d’hab, en fait. Ca m’empêchait pas d’être putain de soulagé. Parce que je me voyais vraiment pas quitter Luka, pour le coup. On avait été trop longtemps ensemble pour que ça s’arrête si vite. Pour que ça s’arrête à cause d’un QI, surtout. Si je devais lâcher Luka, ça serait moi qui le déciderais. Je crois que j’voulais tellement le réussir, ce putain de test, que même arriéré j’aurais pu. Ou pas.
C’est comme ça que ça se termina avec Denver. Avec les Etats-Unis aussi. C’était plus hard de quitter les Etats-Unis que Denver d’ailleurs. J’aimais pas les anglais à cette époque. J’aime toujours pas les anglais. J’apprends juste à moins les détester à la Wammy’s House. L’orphelinat pour surdoués où on nous avait envoyé, à peu près quoi. Trois, quatre jours plus tard ? On avait pas vraiment eut le temps de dire au revoir. En même temps, on traînait pas avec grand monde à part Freddie. Et j’aurais pas su feindre la tristesse, si je lui avais fait mes adieux. Ce qui n’en auraient pas étés d’ailleurs, puisque cet enfoiré allait réussir finalement à s’incruster aussi. Je ne sais toujours pas comment il s’est débrouillé, mais j’étais loin d’envisager cette possibilité dans mon avenir, à l’époque. On est donc arrivés à cet orphelinat. Je me rappelle de la première fois que je suis allé dans le bureau de Moriarty. On est rentrés dans la pièce et le siège du dirlo s'est tourné vers nous. Le mec qui était dessus aussi. C'était un peu flippant, ça me rappelait un peu l'ambiance du parrain en pire. Ouais parce qu'il était quand même super angoissant ce film. J'ai vu Luka se foutre devant moi, ça m'a fait sourire. Quoi qu'en même temps j'étais un peu blasé genre « L'autre il s'est pris pour Boîte à Outil le super héros ou quoi ? ». Puis finalement Moriarty nous a demandé quels pseudos on choisissait. J'ai regardé Luka, qui a sorti un « J'VEUX UN TRUC DARK! Genre "DEATHCITY" quoi ». Je me suis marré. C’était tout lui. Plus emo tu meurs, dude. Et puis finalement il s’est tourné vers moi parce que comme d’habitude il avait pas d’idées et il me refilait le sale boulot. J'aurais bien voulu avoir une révélation mais ce fut pas le cas. J’ai lancé une réplique très construite et développée qui ressemblait à peu près à :
« Ouais euh. Bah... Euh... »
« Si vous ne trouvez pas de pseudonymes, je vais devoir vous en imposer. »
« Ok. »
Moi, je m’en foutais un peu, en fait. Enfin, sur le coup, c’est ce que je m’étais dit. Luka avait quand même un peu plus de bon sens et il s’était d’abord assuré que le dirlo allait pas nous refiler des trucs nuls. S’assurer signifiant dans le cas présent se contenter de poser la question et d’avoir une réponse qui pour le coup paraitrait satisfaisante. Ce qui ne voulait donc absolument pas dire qu’il ne se foutait pas royalement de nous et qu’il n’allait pas enchaîner avec un truc comme :
« Qu'est-ce que vous pensez de Chives et Jewish ? »
« NON. »
Ca ne répondait même pas correctement à la question, il s’agissait juste d’une réaction immédiate et instinctive de mon cerveau au mot « Jewish ». Tout ça bien sûr de lui-même, si, si, sans que je ne puisse modifier le tout pour que la phrase qui n’en était pas une paraisse à peu près contrôlée. Je savais pas comment il avait fait pour capter ma religion, sûrement que ça se voyait sur ma face, en fait. Ok, mais même si y’avait vraiment écrit « Juif » sur mon front, c’était pas une raison pour en rajouter une couche en m’appelant carrément juif. Il avait vu Jésus lui. (Pas notre jésus hein, parce que lui c’était un enfoiré.) J’dis pas que j’aime pas ma religion. J'dis que je l'aime pas assez pour m'appeler par son nom. Je porterais une kipa en permanence et je l’ouvrirais que pour parler de dieu j’aurais bien voulu, mais là y'avait des limites. Et pour Luka, ciboulette. Il avait des problèmes mentaux plus élevés que nous, lui. J'ai froncé les sourcils, un peu agacé de cette proposition qui devait forcément être un big joke. Il a dû voir que ça me convenait pas parce qu'il a dit :
« Savez-vous que Chives et Jewish sont des dieux très respectés en Mongolie? Leurs noms signifient victoire et respect. »
J'ai bugé sur sa phrase. Ou plutôt, j’ai bugé sur un mot. Respect. Respect, ça signifiait pour moi le contraire de « sale juif ». Respect, ça signifiait que non, lorsque j'avais pleuré pendant une semaine deux ans plus tôt, ce n'était qu'une coïncidence que le chat de la voisine soit mort au même moment. Ca signifiait que j’étais pas ce type qui chialait pour rien. Ca signifiait que j'étais RESPECTE, mec. Alors j'ai eu un petit moment d'absence. Je me suis tourné vers Luka au ralenti. Il me suffisait d'un hochement de tête pour dire OWUI. J'étais très crédule, à l'époque. Et non, je ne le suis plus. Nan. Luka a alors fait une déclaration qui a achevée de me convaincre :
« OUAIS OUAIS OUAIS ! VICTOIRE JE VEUX. CHIVES ! CHIVES RULES. CA SONNE TROP, JIMMY ! »
Mes yeux se sont illuminés et je suis parti dans un gros tripe de BG avec Chives. On y croyait vraiment. C’est avec un highfive de BG qu’on acheva notre BGitude. Ca y’était, on l’avait fait. Le pire je crois, c’est que même si les deux mots avaient vraiment eu leur signification, quel est le con qui allait répondre « Anh c’te classe ! » a « Ferme-la, mon surnom il signifie pas que juif, il signifie aussi… Respect. » ?
Personne. Non, non, je vous assure, personne.
Surtout que y’avait pas beaucoup de débiles pour croire que Chives et Jewish étaient en fait des noms de dieux Mongoles. Ouais, là, pour le coup, c’était nous les deux mongoles.
When they do I'll be right behind you.