Au fond, la folie, je vois pas pourquoi on devrait en avoir peur. Je veux dire, tout le monde en a une part au fond de soi. Comme quelque chose qui sommeille ; ou bien qui est vraiment déclaré. Vous avez déjà essayé d'être sérieux toute une journée ?
Moi, oui.
Et je peux vous dire qu'être un peu con, c'est bien mieux. Sérieux de temps en temps. Mais en permanence, t'as ta vie qui perd sa saveur, ses couleurs, ses odeurs. Toutes ces choses qui font que la vie, c'est bien. Et du coup, c'est plus bien. C'est pour ça que je comprends pas les gens qui arrivent à jamais être débiles. A l'intérieur d'eux, ça doit être Bagdad. Du genre, explosions, implosions, qui s'enchaînent jusqu'à l'infini. Et puis, franchement. Si déjà on vit, pourquoi pas en profiter ?
Alors la part de folie là, tout le monde en a oui. Et le mieux, c'est de s'en rendre compte.
La folie de mes parents, ça a commencé tout simplement. Ils se ont rencontrés ; retrouvés ; aimés. Et puis à force de se retrouver au tour d'un café, de parler, de parler et de parler ; à force de s'embrasser, à force de faire des choses la nuit, ils sont devenus encore plus amoureux, encore plus fous. Alors ils se sont mariés. Ils ont fait la fête, on les a aspergés de confettis, ils ont mangé plus que tout le reste de leur vie. Ils ont suivis le modèle, en fait.
Et puis il y a eu quelque chose.
▬ Chéri, je suis enceinte.
C'est comme ça que j'ai été conçu. Et ma mère, elle a été dans le cliché jusqu'au bout. En annonçant ; en s'engrossant ; en hurlant ; en faisant des caprices ; en accouchant. En devenant complètement abrutie aussi plus tard. Mon père aussi il était comme ça, d'ailleurs. Franchement, quand on est bébés, la seule chose qu'on attend de la vie, c'est de nous donner à manger. Alors, moi je dis ça, je dis rien ; c'est complètement débile de régresser à ce point-là dès que tu vois un nourrisson. Déjà avec un chiot j'ai du mal, alors un nouveau-né. Non mais. Voilà quoi.
Ma mère m'a dit, plus tard, qu'ils avaient pas voulu avoir si j'étais une fille ou un garçon.
Et aussi qu'elle prenait déjà des médicaments homéopathiques pendant sa grossesse, mais ça c'est une autre histoire.
Mais ça explique des choses.
Du coup, ils ont dû me choisir un prénom quand je suis né.
Mes parents, ils ont des goûts un peu étranges.
▬ Qu'est-ce que tu dis de Lothaire ?
Leur folie à eux, ça a été de vouloir être normaux.
Petite sœur de mes nuits
ça m'a manqué tout ça
Quand tu sauvais la face
Ma folie à moi, elle a commencé avec Louisiane.
C'est loin déjà, mais j'ai arrêté. Je gigotais, et puis là pour lui obéir, j'ai plus bougé. C'était un des jours où c'était pas moi mais elle qui était venue me chercher, et qui avait proposé l'idée de ce qu'on allait faire. Et dix minutes plus tard, je me retrouvais assis dans l'herbe de son jardin, le corps plié à angle droit, les jambes bien tendues. Et elle me versait de la terre dessus, Lousiane, avec la minuscule pelle rose que sa mère lui avait acheté. Elle aurait voulu m'enterrer dans du sable, mais les samedi dans la campagne française, c'était peine perdue pour en trouver. Alors cette espèce de terre grincheuse mélangée avec le sable de chantier de son père se retrouvait sur moi. Ça rentrait dans mes habits, et ça chatouillait, ça grattait. Alors j'avais envie de remuer, moi, je devais avoir bien cinq ans à l'époque, j'étais pas vraiment prêt à tenir en place avec des fourmis de partout. Heureusement que ma mère avait vérifié que j'avais pris mes rhinallergy, sinon en plus, j'aurai passé mon temps à éternuer à cause du pollen. Ma mère et l'homéopathie, c'était une grande histoire, je vous avais dit. Mon père était pas forcément pour, mais il y en avait quand même plein les placards.
Et puis il faut dire que j'avais terriblement envie de me marrer, aussi.
▬ Je veux bien, très chère, mais je réclame qu'après vienne ton tour.
J'étais un gamin intelligent. Je savais lire, à l'époque, en grande section. Et c'était bien. Louisiane aussi, elle savait lire, mais elle c'était normal. Elle avait un an de plus que moi, mais c'était ma voisine, alors on était amis quand même. On était terriblement mignons. Et forcément, ce jour-là, j'ai attendu. Je me suis laissé recouvrir de terre, parce que je l'aimais bien, Louisiane.
Pour le goûter, ce jour-là, ma mère avait acheté des chips de banane.
Toujours à l'horizon
Des soleils qui s'inclinent
comme on a pas le choix il nous reste le cœur
Toute mon enfance est passée comme ça. J'ai l'impression qu'elle est passée aussi vite qu'un claquement de doigts. Et c'était un peu toujours pareil, mais je l'aimais bien, moi.
Il y avait Louisiane, et ses sourires, mes bonnes notes à l'école écrites au stylo rouge sur mes copies, les félicitations de ma mère, les hochements de tête de mon père ; Louisiane et ses rires, mes exercices finis à cent à l'heure, les regards un peu étonnés au début de l'institutrice, que je comprenais pas ; Louisiane et ses colères, les dîners en famille, les cadeaux d'enfants uniques. Il y avait aussi les mercredis chez ma grand-mère à l'autre bout du village, les samedis après-midis dans les champs, et les dimanches pour jouer avec cette fille que je vénérais tant. Et moi parfois je pensais qu'à ça, je pensais Louisiane Louisiane Louisiane. On en avait des milliers, des rituels, quand j'étais petit : le réveil à sept heures du matin quand mon père ouvrait les volets avec un air ensommeillé ; les médicaments des laboratoire boiron du matin, ceux de midi et ceux du soir ; l'attente du bus scolaire avec le cartable bien juché sur les épaules ; les briques de jus de fruits de la récré ; les fins de cycle avec des cadeaux pour les instituteurs ; les semaines à la montagne ; les disney à la télé.
Je sais plus quand est-ce que j'ai commencé à réaliser que j'avais besoin de ces trucs affreusement routiniers où je me complaisais dedans ; toujours est-il que c'est arrivé un jour. J'étais un gosse intelligent. J'avais du potentiel, comme ils disaient sur mes bulletins trimestriels ; je me rendais à moitié compte. J'avais l'habitude de réfléchir un peu plus vite que les autres. Je voyais des trucs logiques alors que c'tait un peu obscur pour quelques gens. Les copains ils m'aimaient bien pour ça, ils ouvraient la bouche en coeur, et ils disaient wow, t'es trop fort, et après on allait faire un match de foot sur le terrain dans la cour de récré.
Et puis j'ai pas fait de cours moyens deux. C'est l'instit que j'avais depuis deux ans qui l'a proposé à mes parents. On en a parlé, et puis j'ai dit que je m'en fichais. J'avais aussi des copains lus vieux que moi, de toute façon. Alors j'ai pris un an d'avance, et j'ai quitté ma petite école primaire pour le collège de la vilel d'à côté. J'étais avec Louisiane et quelques potes en classe, alors ça a été.
Les exclamations sur moi elles ont un peu évoluées, mais j'y prêtais pas garde. J'étais trop occupé à me chercher une nouvelle occupation pour m'en préoccuper. Je crois qu'à cette époque-là, j'étais à fond dans le trip indien. Un fois, je suis carrément venu avec des plumes dans les cheveux. Et puis après cinq minutes à calmer les rires de la classe, j'ai dû les enlever. Je me suis exécuté, je me suis même excusé. Et puis la vie a repris son cours.
▬ Eh, mais. T'as sauté une classe en fait ! Mais comment ça se remarque pas !
Au bout de deux ans j'ai eu le droit à ce genre de remarques de temps en temps. Et j'étais plutôt fier. Mes parents aussi, ils étaient fiers de moi. Mais il étaient pas si contents que ça, quand je ramenais un dix-sept, parce que cette note-là je l'avais tout le temps. Et quand je ramenais un neuf, ils disaient que ça passerait.
Moi aussi, je me disais ça.
Oh mais non rien de grave
Y a nos hématomes crochus qui nous sauvent
Et tous nos points communs
▬ Allez salut les gars, on s'voit demain hein ?
Question rhétorique. C'était le rite, je la disais à chaque fois. Tous les soirs c'était comme ça. J'avais le front en sueur ; les mocassins que mon père m'avait achetés avec un t-shirt anti-transpirant collé à la peau et les jambes qui dépassaient d'un short en matière synthétiques ; une serviette autour du cou ; et un sac sur l'épaule. Ma tête résonnait fort du bruit des ballons qui claquent sur le sol, des baskets qui dérapaient sur le lino du gymnase, des cris de l'entraîneur et du souffle e tous mes potes et accessoirement coéquipiers. Et je balançais cette question, je sortais du vestiaire en premier, avec le plus immense des sourires Et j'allais droit vers Louisiane.
Elle était toujours sortie avant moi parce qu'elle elle ne faisait qu'assister à l'entraînement. Mais elle était là. Et puis elle prenait des cours pour devenir arbitre. Alors j'étais heureux quand je la voyais. Elle venait à tous mes matchs aussi.
▬ C'est bien, t'as bien joué aujourd'hui.
Parfois le fait que je jouais bien, c'était un euphémisme. J'étais doué, et j'aimais ça un peu plus que tous les autres. Le handball, depuis que j'ai commencé, ça a fait partie intégrante de ma vie. J'en ai besoin. Ça défoule.
Et tous les soirs c'était comme ça, j'y filais après l'école, c'était pas loin. Je sortais à dix-huit heures trente, alors tous les deux on mangeait un casse-croûte, et on rejoignait à pied le conservatoire, à un kilomètre je crois. Et j'assistais à ces cours de clarinette. A vingt-heures on prenait nos vélos que sa mère venait poser tous les matins devant, parce qu'elle passait par là, et on rejoignait le village. En hiver, et quand il faisait pas beau, on allait pas jusqu'à chez nous, juste au travail de mon père et il nous laissait jouer avec son ordinateur et on rentrait avec lui une heure plus tard, complètement crevés. Et on recommençait ça à chaque fois.
J'étais content, parce qu'à pied on gaspillait pas la Terre.
J'étais déjà écolo à dix ans. Et je cassais les pieds de tout le monde avec ça.
Je me déplaçais à pied, à vélo ou en bus. Je rouspétais mes parents quand ils laissaient le robinet ou la lumière ouverts. Je soupirais profondément devant tout un tas de trucs.
C'est comme ça que j'ai été un enfant et un adolescent follement heureux.
Et je bénissais ma mère de m'avoir inscrit au hand quand je suis passé en cp.
On sera de nouveau calmes et tranquilles
Calmes et tranquilles ; serre-moi encore
Serre-moi encore ; etouffe-moi si tu peux...
Et puis il y a eu l'enterrement de trop. Il y a eu l'entraîneur qui sifflait mi-temps alors qu'on venait de commencer, il y a eu les grands signes et les joues trop pâles de Louisiane, il y a eu le téléphone qui passait dans ma main, et elle qui me regardait de ce drôle d'air. Il y a eu la voix ensuite, avec mon coeur qui paniquait, parce que c'était pas normal.
J'ai hoché la tête et quand j'ai réalisé qu'il ne me voyait pas, j'ai dit oui. Et puis ...
▬ ... Vos parents ont eu un accident. Les urgences sont arrivées, elles ont fait tout leur possible, mais malheureusement, c'était déjà trop tard, et elles n'ont rien pu faire. Vos parents sont morts, leur voiture a heurté un conducteur ivre. ... Je suis désolé. Toutes mes condoléances.
J'ai raccroché le téléphone, je suis sorti, j'ai claqué la porte. Et je me suis planté sur le parking, et j'ai gueulé. Gueulé jusqu'à ce que j'en ai plus de voix, jusqu'à ce que mes larmes m'en empêchent. Alors, j'ai pleuré.
Et puis les parents de Louisiane m'ont accueilli. J'ai passé une semaine au lit.
Et après j'ai recommencé à être normal. Autant que je pouvais.
Et puis il y a eu ce type, qui m'a proposé de faire un test de quotient intellectuel. Je voulais pas rester chez mes voisins, parce que j'avais quinze ans et tout ce que j'aurai fait, c'est leur casser les pieds. Alors j'ai passé leur test. On m'a dit que j'avais cent soixante-cinq, que c'était très bien.
On m'a parlé de wammy's house.
Et moi, j'ai accepté. Tout simplement.
▬ Luke, je veux qu'on m'appelle Luke.
Et puis j'ai atterri chez les shape. Trois ans ce sont passés. Trois ans d'écologisme, de sourires, de sport, de compétition pour la première place, de drôles de moments. Trois ans d'oubli. Et je me sens bien, là, finalement. Ils arrivent à me donner envie de me surpasser. J'ai même oublié. Je refais une nouvelle vie.
Et je m'améliore même en anglais.