Les fêtes de fin d’année avaient transformé la Wammy’s House en une espèce de Disney Land à plus petite échelle. Les plus jeunes – et les plus âgés, également – s’étaient chargés de décorer l’orphelinat à l’aide de trucs colorés-lumineux-clignotants-qui-niquent-les-yeux. A l’heure actuelle, et particulièrement quand la nuit commençait à tomber, le lieu ressemblait à une espèce de Las Vegas désert. Pour en rajouter une couche, la neige avait décidé de s’y mettre aussi. La Wammy’s House enfilait peu à peu son grand manteau blanc, qui pointait le bout de son nez absolument tous les ans. C’est bon, on y était. On se serait réellement cru dans un sympathique film américain où les enfants jouaient dehors, avec en arrière plan des guirlandes clignotant en boucle et des chants joyeux de Noël.
A la seule différence que, cet après-midi là, personne ne pointait son nez en dehors des murs de l’orphelinat. Généralement, cette période de l’année alourdissait le cœur des pauvres orphelins, qui se remémoraient les joyeux moments en famille, qu’ils ne revivraient plus jamais. De huit à dix-huit ans, ils avaient plus ou moins tous cette nostalgie douloureuse qui les transportait à l’époque où Papa et Maman glissaient discrètement des cadeaux sous le sapin.
Arpège avait connu très peu de Noël. Depuis qu’elle avait quitté le cirque, ils ne l’avaient jamais vraiment fêté avec son père. Elle se rappelait qu’ils mangeaient de la dinde aux marrons devant la télé – sûrement devant Le Père Noël est une ordure, ou un autre des ces films français diffusés durant cette période – en silence, et qu’ils s’échangeaient un cadeau vers vingt-trois heures, avant d’aller se coucher. La grosse éclate quoi.
Mais plutôt que ces dîners ennuyeux et foirés, la neige lui faisait davantage penser à l’hiver dernier, où elle avait terminé à l’hôpital pour avoir ingurgité un peu trop de drogue. Ces flocons tombant du ciel et venant s’écraser sur son visage couvert de sang et de vomi étaient tout ce dont elle se rappelait de son overdose. Autant dire que ce n’était pas nécessairement un souvenir des plus sympathiques.
Depuis sa chambre, emmitouflée dans sa couette chaude, sous des tonnes et des tonnes de pull, Arpège observait ces petits points blancs commençant à couvrir peu à peu le parc de la Wammy’s House. C’était magnifique, et c’était encore plus magnifique de savoir qu’il faisait au moins zéro degré dehors, tandis qu’il en faisait bien cinquante sous sa couverture. Ce mercredi après-midi, elle avait décidé de le passer seule. Les professeurs étant en vacances, et donc les orphelins aussi, on l’avait grandement sollicité pour sortir en ville ou faire des conneries dehors. Sauf que voilà : elle entamait la dernière saison de Breaking Bad, et bordel de merde, elle n’avait clairement pas l’intention de bouger son cul hors de son lit. Un joint entre les doigts, l’ordinateur sur les genoux et une fumée épaisse s’échappant de ses lèvres, Arpy était calée comme jamais.
Brzzz. Brzzz. Merde. Son téléphone portable était à l’autre bout de la pièce, par terre, entre deux chaussures balancées là en vrac. Entre nous, jamais de la vie elle ne sortirait de sous sa couette pour s’en emparer. J-a-m-a-i-s.
Et si c’était End qui avait un chagrin d’amour ? Et si c’était Lola qui voulait venir se caler avec elle ? Et si Carthage était encore à l’hôpital pour un énième os cassé ?
En grommelant, Arpège posa son ordinateur dans un coin, et s’étira de tout son long pour enfin saisir l’iPhone qui jonchait le sol. Bingo, c’était Carthage.
- Arpy a écrit:
- Putain meuf la flemme, j'suis dans mon lit là
Une chose était sûre : Carthage allait gueuler. Fort. Et Arpège n'avait tout simplement pas envie de s'en prendre plein la gueule durant ses vacances d'hiver, juste parce qu'elle avait eu la flemme de bouger son cul jusqu'au parc. Et au moins, cela mettrait un peu de piquant dans sa journée. Lentement, la jeune femme s'extirpa de sa couverture en jurant faiblement, toujours son joint fumant entre ses doigts maigres. Tant pis, elle le prendrait avec elle. De toute façon elle se tapait la moitié des surveillants, on ne lui disait jamais rien sur sa consommation de drogue au sein de l'établissement. Oh, elle était chez elle ici.
Arpège enfila une veste, et en pris une pour son amie, au cas où - ok, elle n'avait pas bien compris ce que voulait dire son message. Mais qu'est-ce qu'elle avait encore foutu ?
- Arpy a écrit:
- Ok tu m'as soulé, j'arrive, t'fais chier
Une fois les escaliers descendus, l'adolescente s'engouffra dans l'immense parc de l'orphelinat, couvert de son plus beau manteau blanc. Il faisait bien froid, quand même.
De ses yeux gris, Arpège scannait le grand espace. Blondinette debout immobile en plein milieu repérée.
"C'est une blague ?"