CHAPITRE 15
« J'ai pas envie de raconter ma vie.— Tu n'es pas obligée.
— Bah si. J'suis censée avoir cours. Je suppose que je peux leur dire adieu ?— Tu pourra les rattraper. Maintenant c'est plus important.
— Madame... nous savons très bien que si je suis là c'est parce que l'infirmière a regardé trop de séries télévisées.— On s'inquiète pour toi, simplement.
— Parce que j'ai des céphalées ?— Sur ce qui cause ces maux de tête.
— Euh... Je pense que la plupart des médecins généralistes pourraient vous le dire.— Même si tout va bien...
— Ouais. J'pense que nous regarder en chien de faïence pendant une séance de deux heures serait mortellement chiant. De quoi voulez-vous parler ? »Vinrent d'abord les interrogations habituelles et dénuées d'intérêt. Des questions à la con sur le lycée, les professeurs et camarades de classe, mes passions et mes ennuis. Et puis vint la plus particulière qui m'étonna et me fit sourire : paraît que la façon que j'ai de m'exprimer surprend par sa contradiction. Mêler un langage prout-prout châtié à ces foutues expressions vulgarisées et vulgaires, c'est si rare ? Harper s'exprime de cette façon et peut-être même de manière plus flagrante, mais lui tout le monde s'en fout. Faut pas croire que je recherche l'originalité, même si souvent faire pareil que tout le monde m'emmerde, je n'ai pas la prétention d'être différente.
J'ai quand même fini par lui raconter ma vie à cette pauvre dame. Était-elle obligée d'afficher cet air malheureux et faussement compréhensif ? Les larmes que je sentais se bousculer au portillon n'étaient pas dues à mon histoire, aussi mélodramatique soit-elle, mais surtout à la démolition progressive de mon égo que son récit accomplissait. Et y'avait ces deux mots d'Edgard Allan Poe qui tournait en boucle dans ma tête : « Jamais plus. »
Suis sortie de cette séance avec la certitude de mettre faite violer mentalement. Les mains dans les poches de mon jean noir devenu bleu (c'est parce que j'utilisais pas encore MirColor), traînant mes Converse défoncées, je suis allée ruminer ma « vie pas facile » dans la salle commune. Y'avait Harper dans son long manteau de cuir noir qui se battait avec le sandwich que sa mère lui préparait avec amour tous les jours.
« Bon Dieu, il est plus gros que ma tête ! »
Il fit éclipse de son manger sur mon visage, fermant un œil.
« Ah ouais ! Merveillable quoi. »
Je m'assis près de lui, laissant entre nous un siège de libre.
« Hey, t'sais que j'ai une vie atroce ?
— Pas autant que moi., fit-il en désignant la garniture du sandwich répandue sur son pantalon.
— Même que j'ai du lui demandé de ne pas prévenir mes parents.
— Tu penses qu'elle va obéir ?
— Bah j'espère, déjà que c'est pas la joie avec le paternel.
— Le Pater ne vit plus avec vous pourtant.
— Ouais mais même.
Il fit une pause, mâchonnant son truc, concentré. Je finis par cacher ma tête dans mes bras, la luminosité glauque de la salle m'écœurant.
« Ça t'a... soulagée ? »
Long silence. Harper du croire que je m'étais assoupie.
« Même pas. »
J'avais gravé ce « Jamais plus » en première place dans la liste de mes résolutions. D'ailleurs ça doit va faire la seconde fois que je trahis cette intime promesse. D'abord parce que j'ai tout raconté à Harper. Et aussi parce que je m'apprête à tout vous dire. Merde.
CHAPITRE 14
J'ai jamais réussir à comprendre sa décision. Pire, malgré la maturité qu'on me refourguait de force, je n'avais même pas envie d'essayer de la comprendre.
Un matin nous avons quitté la Suisse pour la Belgique. Paf comme ça. Je venais de finir le collège et appréhendait l'idée de passer la Maturité suisse avec une attitude de quintuple champion du monde qui s'apprête à faire la course avec ses petits voisins. Faut pas croire que j'avais de super notes. J'avais la moyenne, et encore. Le fait est que même sans travailler, même si je passais mes cours à dormir et mes nuits à lire, j'avais la moyenne. Autant dire que n'importe quel étudiant moyen qui découvre qu'il a la capacité de passer d'année en n'en branlant pas une va se laisser vivre. Vivoter c'était pas désagréable : j'avais mes amis, ma famille, un appartement et ça me suffisait.
Le souvenir du divorce de mes parents, survenu la première année de notre vie à Genève, était encore frais dans ma tête alors que nous montions dans la voiture de sport pourrave. J'avais sept ans et quand nos parents sont venu nous chercher, mes deux frères et moi, dans la salle de jeu, je savais ce qu'ils allaient nous dire.
CHAPITRE 7
Suis pas devin. J'étais une gosse et je pouvais pas mettre des mots sur ce que je ressentais. Je savais que quelque chose allait se finir, là, dans la cuisine, alors que j'étais assisse en bout de table, faisant semblant de jouer avec un avion en papier et un personnage de Lego pour les attendrir. Machiavélique la petite, hein ? « Votre mère et moi on va se séparer.— Je le savais ! »[color=grey]Crier est la seule chose que je me souviens avoir fait avant de pleurer. Lorsque mon père a prononcé cette phrase j'ai laissé tomber George (le bonhomme
Lego), à bord de l'avion, sur la table. Ma mère m'a prise contre elle, se mordant la lèvre pur ne pas céder au chagrin.
« Pour combien de temps ?»J'ai eu peur de notre ainé pour la première fois. Son visage déjà anguleux et beau à l'époque n'exprimait plus rien d'enfantin. Silvio n'avait que treize ans et déjà il découvrait le monde adulte. Nicolò, autiste depuis ses deux ans, se contentait de fixer l'abécédaire fixé au mur. Il finit par lâcher un cri bref et me rejoignit dans les bras de notre mère. J'avais encore l'espoir que mes parents nous disent qu'ils se remettraient ensemble à la fin des vacances scolaires. Qu'ils nous disent que c'était une mauvaise blague. Qu'ils étaient un peu fâchés et que tout redeviendrait comme avant.
« Je ne sais pas. »Le soir j'observais Silvio bêcher le jardin. Il ne faisait que retourner la terre avec une sorte de piolet, à grands coups rageurs et terrifiants. Et en observant sa tristesse déguisée en colère, je sentais qu'il était celui qui souffrirait le plus de la séparation de nos parents. Parce qu'il les avait connu ensemble plus longtemps que Nicolò et moi qui n'avons que dix mois d'écart, parce qu'il admirait mon père plus que nous le faisions.
Mon père partit le lendemain pour cette autre femme, cette autre famille qu'il fonda peu après. Un air légèrement chagriné, surtout embarrassé. Une seule valise à la main, je le regardais depuis cette putain de cuisine. Cette foutue fenêtre de cuisine qui m'empêchait de le rattraper, de m'accrocher à lui pour le supplier de rester. Il ne se retourna pas.
CHAPITRE 15
C'est ouin-ouin tout ça hein ? Je vous fais déjà pitié je suppose. C'est gênant. C'était pas aussi atroce que ça peut le paraître, lu comme ça par des inconnus. Moi je connais une fille qui a vu crever son père d'une crise cardiaque tandis que l'ambulance se baladait. J'en connais une autre qui a été violée par un inconnu, abusée par son oncle et larguée par ses copains dès qu'ils l'apprenaient. Je connais un mec, ses parents ils savent même pas sa date de naissance. Alors non. C'est pas si terrible. La notion d'apocalypse personnelle ne peut pas être comparée entre individus.
Il m'a été plus dur de tout abandonner pour Bruxelles.
Mercutio, surnommé Merdurio, était le copain de ma mère. Il était violent et pervers, avait déjà été mis à la porte par ma mère pour avoir volé son argent, ou été proche de nous battre (ça arrivait tous les mois), mais elle le laissait revenir. A chaque fois. Toujours.
On va éviter d'entrer dans les détails, O.K. ? Disons simplement que cette période de ma vie a été bien plus ouin-ouin que l'autre. On va se la jouer rapide alors :
Merdurio avait fini par péter un câble, un soir, il s'est battu avec Silvio qui a fini par le frapper avec un chandelier. Il a battu ma mère, tandis que j'essayais de le retenir, accrochée dans son dos, l'étranglant, après avoir tenté d'appeler à l'aide chez notre voisine.
Pour finir il est parti. La police est venue. Je n'ai pas pleuré. La voisine nous avait entendu et n'avait rien fait.
Il revenait souvent, traînait devant la maison avec sa vieille voiture qu'il adorait. Dans ces cas là, si je revenais à la maison après les cours et qu'il y était, je téléphonais à ma mère et partait me "promener".
J'attendais derrière une voiture.
Et puis il n'est plus revenu, il continuait de téléphoner à ma mère.
Un jour ma mère a pété un câble à toujours me voir devant l'ordinateur et m'a battue avec le clavier. Elle criait en italien.
« Va-t-en ! Vaaaaa-t-eeeeen ! »J'ai pleuré et m'en suis allée.
CHAPITRE 16
Roh allez. Suis pas morte, suis pas mal lotie j'vous dis, cessez donc de me regarder avec ces yeux là.
Donc j'ai demandé l'émancipation. Ça a été compliqué mais l'avocat de mon père (ouais mon paternel était de mon côté pour une fois) a insisté pour me faire passer un test de Q.I. J'me foutais de sa gueule en lui montrant mes bulletins de merde et il secouait la tête sans y croire. Pour finir il avait raison.
J'ai vécu seule pendant deux mois, dans un deux pièces vide. Je vivais grâce aux allocations familiales et à la pension alimentaire reversées par mes parents. J'ai demandé une ordonnance du juge pour que mes vieux n'aient plus le droit de m'approcher.
Hey faites pas cette tête. Suis une salope après tout : j'ai abandonné Nicolò chez une femme fragile et un père qui tardera pas à l'envoyer dans un mouroir. Silvio a fini par s'engager dans la légion étrangère. Moi j'ai tout fuit. On m'a toujours dit généreuse et j'en ai eu marre. J'en avais assez de ne jamais penser à moi et, ainsi, j'ai réalisé le plus grand acte d'égoïsme jamais accompli.
Je vivais à Lyon. Allez savoir pourquoi. Malgré mes origines italiano-espagnoles, le français était ma langue maternelle car mes parents pensaient qu'il serait déjà difficile pour Nicolò de parler correctement et ils avaient donc décidé de lui enseigner la langue de notre pays d'accueil. Comme on avait à peu près le même âge, ça a été mon cas également. Bon au collège de Genève on avait commencé à apprendre l'allemand. J'aime bien mais je préfère l'anglais, j'le parlais même pas couramment quand j'ai reçu cette lettre. Une lettre un peu zarb', avec une jolie écriture manuscrite sur l'enveloppe et le message typographié. On me proposait des études gratuites et à mon niveau à Londres.
J'me suis dit que ce serait cool et que je me sentirais moins seule. Alors que c'est tout ce que je mérite.
Ca m'a un peu effrayée de voir mon score encore augmenter. Je me retrouvais dans la classe 2, ce qui signifiait que je n'étais pas aussi conne que je l'avais d'abord pensé. On m'expliqua que, simplement, la plupart des surdoués n'obtenaient que très rarement des bonnes notes dans un système scolaire dit normal. Paraît qu'on pense pas de la même façon.
On m'a présenté les premiers : Near, Mello, Lust... Le premier me répugne. Nicolò est autiste lui aussi mais il ne ressemble en rien à cet être décoloré et terne. Il me dégoûte parce qu'il est le souvenir de mon frère.
Mello et Lust servent à rien. Enfin je suppose qu'ils peuvent être sympa, tout ça, mais bon. J'les connais pas. J'en ai pas envie parce que je sais que des gens intelligents pourront me percer à jour au bout de dix minutes de conversation.
J'me suis fait des potes dans un lycée voisin. Au début j'allais juste trainer quand les élèves en uniforme en sortaient parce que je trouvais ça beau et parce que ça me manquait un peu. Puis y'a cette fille, Charlie, qu'est venue me parler. Et ça a commencé comme ça. En avais-je le droit ?
Ne me détestez pas. Regardez moi d'abord. Vous souvenez-vous de mes longs cheveux châtain clair ? C'était pas ma couleur naturelle. Et bien contemplez la preuve de mon deuil : ma courte chevelure brune et désordonnée. Admirez maintenant la tenue de nuit qui prouve mon repentie, devinez mes sourires retenues et craignez ma colère fictive.
Connaissez-vous Pure ? Cette jeune fille prétendue pure, toute de noir vêtue, à la peau malade et blanche, au regard vert et inquisiteur et à la parole dure. Cette fille qui craint jusqu'aux enfants. Cette petite fille qui s'accroche à votre manche, mendiant une caresse. Cette pauvre gamine qui vous regarde l'air de dire :
« Tu veux bien m'aimer, juste un peu ? »Puissiez-vous me pardonner.
CHAPITRE 17
J'ai relu ces textes comme on relit, en grimaçant, ses premières rédactions. Je me suis prise de pitié pour celle que j'étais il y a encore si peu de temps et c'est définitivement les photos de moi qui m'ont faits prendre conscience de mon changement. J'étais si maigre, si sombre. Je n'en reviens toujours pas. Un doigt sur le papier glacé, et donc sur un passé bien réel, je ne reconnais pas l'enfantine douleur qui hantait mon regard. Et étrangement je suis soulagée.
J'ai grandi. J'ai grossi. Je suis guérie. Soignée de tout le mal que je pensais avoir fait, mon deuil est terminé, la vie reprend ses droits. Faut croire que le suivi psychologique de la Wammy's House est diablement efficace. Je comprends maintenant que j'avais simplement peur d'être rejetée, une fois sortie d'ici, par ma famille. Pour finir on m'a appris à ne pas m'inquiéter d'un futur autre que celui du réseau.
Le réseau de la Wammy's House m'offre une autre famille, un avenir sûr où je ne serai jamais seule. Je ne pourrais pas retrouver ma famille. Mon père et sa nouvelle famille on disparus, mon frère aîné ne donne plus de nouvelles non plus. Les seuls qui auraient pu me contacter sont morts. Ma mère, dans un élan de folie s'est donné la mort après avoir tué mon plus jeune frère.
J'en pleure encore, parfois, après des rêves confus. Mais tout va mieux maintenant. Étrangement ça m'a aidée, ces morts atroces. C'est Monsieur Moriarty en personne qui me l'avait annoncé. Je m'en souviens, j'étais déjà en pyjama, pieds nus dans son bureau. J'ai pleuré comme une gosse, je ne me souviens pas s'il ma consolée. Je me suis réveillée à l'infirmerie.
J'admire le bonhomme. Je sens qu'il a bon fond.
Je ne suis plus aussi seule. On m'a entourée, au fur et à mesure. Des gens qui traversent les mêmes choses que moi et que je devrais toujours côtoyer.
Désormais je suis sereine. Un peu éteinte peut-être mais plus tranquille et je peux réellement recommencer ma vie au sein de la Wammy's House. J'ai laissé Perla derrière moi pour endosser pleinement Pure, ce n'es plus un nom de scène, c'est le véritable moi.