Feuille de personnage Wammys: H / A Double Compte: Âge: seize ans / vingt-quatre ans
Sujet: Lundi après-midi — Lola Sam 1 Fév - 22:37
It drives you crazy, The constant fight that takes place in your mind.
Contrairement à Nine, Lola est toujours très ponctuelle. Peut-être parce qu’avec elle, je ne fais pas de pompes. Peut-être aussi parce que, que je sois là ou pas, Lola sera toujours posée sur cette même machine à laver, un joint entre les doigts – ou les lèvres. À force, on sait quand trouver la buanderie vide. La buanderie qui grouille de monde – ces petites mains qui s’affairent dans l’ombre pour que le jean à deux cent livres soit bien lavé à froid, ou pour que le cachemire du pull d’untel soit toujours aussi douce après un énième lavage – nous empêcherait de buller dans notre coin, de sécher les cours. Surtout ceux de maths.
Invariablement, je me retrouve avec Lola, le lundi après-midi et le vendredi matin. Le vendredi matin, nous ne sommes pas toujours seules. Il y a toujours Corinne ou Fanny, ou les deux. Elles ne chipotent pas sur la consommation illégale de Lola, ou sur notre manque de rigueur. Elles savent très bien à quel point les mathématiques sont chiantes, et, peut-être pensent-elles même que la pression que la Wammy exerce sur ses pauvres résidents est parfois trop forte. Je ne suis pas sûre à propos du deuxième point, mais je me garderais bien de le leur en faire part.
Au début, je ne savais pas trop quoi lui dire, à Lola. Au début, elle m’importunait peu, je ne voyais pas très bien ce que je pourrais avoir à faire avec une nana qui fume des pets H24. Comme moi, à l’époque où je séchais les cours, et où le club de boxe n’était pas encore ouvert – trop tôt dans la journée. Je fumais pour embêter mes parents, pour embêter la principale. Lola, elle, savoure les effets de l’herbe ; alors que moi, je faisais en sorte d’être dans le coton de la fumée le plus vite possible – par pitié, que j’oublie le monde, les gens, tout. J’avais horreur de redescendre. De redescendre seule. Je ne voyais pas l’intérêt de fumer pour être si mal, après. Mais je continuais malgré tout.
À présent, je sais quoi lui dire, à Lola. À présent, je l’apprécie assez pour la retrouver tous les lundis après-midi, et tous les vendredis matin. Avec elle, le nihilisme de ma vie me cogne en plein dans la figure. Ça me fait redescendre. Mais plus toute seule, plus de la même façon terrible. Je redescends de ma tour d’ivoire où je me suis enfermée à contre-coeur, j’atténue un peu mon arrogance factice, je perds ma moue narquoise. Je suis juste une adolescente. Peut-être même que je me dis que tout à l’heure, je rentrerai à la maison, que maman mettra un toast sur la table pour le goûter, et une bière sur la table basse, pour papa.
Aston — Ce week-end ?
Tous les lundis, quand nous sommes complètement seules, je demande à Lola un compte-rendu de son week-end. Parce qu’aussi, avec Lola, je vis mon adolescence par procuration.
Dernière édition par Aston le Mar 18 Fév - 13:43, édité 1 fois
« Oh c’tait cool. Vendredi j’suis allée à un genre de rave chelou, j’ai passé la nuit à danser, boire et fumer. ‘Fin pas tout à fait, y’avait c’mec de trente piges là, un dealer un peu chelou, il m’a lâché une pilule d’XTC et on a baisé dans les chiottes – là, un bref rire moqueur lui échappe – Ouais je sais c’est sale. J’suis rentrée vers sept heures du mat’ dans un sale état, j’te jure j’marchais j’faisais des zigzags ma gueule. Samedi soir, y’avait un pote – ‘fin un mec que j’ai rencontré j’sais plus trop quand – qui faisait une teuf alors voilà, j’suis allée. Passé la nuit à fumer avec des mecs que j’connaissais pas mais ils étaient peace. Et la journée d’après aussi, en fait, parce que l’appart’ du gars c’est devenu l’squatt de l’after. Puis après je t’avoue j’sais pas trop ce que j’ai fait – de nouveau, elle rit, plus franchement cette fois –, passé la nuit à traîner seule dans les rues en fumant. J’suis arrivée à la WH il devait être genre six heures, alors j’ai maté le lever du soleil et j’suis allée me coucher. Et là, j’suis morte. »
Comme pour se féliciter d’avoir autant parlé, Lola s’arque de tout son corps vers l’arrière, s’étirant et permettant à ses ondulations folles de dévaler contre son dos, et tire longuement sur son joint. Raconter sa vie comme aç, pas trop son kif, mais c’est celui d’Aston – et elle, pas salope pour un sou, lui accorde volontiers le détail de ses fins de semaine.
Parfois, elle se demande si ça l’intéresse vraiment. Parce que des fois, elle a des trucs cools à raconter – c’est le cas pour ce lundi – puis des fois elle fait rien de ouf, genre fumer, rapper, dormir, fumer, rapper, se perdre dans les bois de l’orphelinat – non sérieux les gars elle s’est paumée, elle aurait pu crever dans cette forêt de merde. A peine cette question lui traverse-t-elle l’esprit qu’elle se noie dans un nuage de fumée, Lola se rappelant qu’en fait, elle s’en bat les couilles.
De base, elle lui a rien demandé à cette meuf. Pas demandé de l’écouter, ou même de la calculer.
C’est juste qu’elles sèchent toutes les deux les maths – ‘fin la blonde sèche presque tout mais voilà quoi. Juste qu’elle l’aime bien, Aston. Pas trop chiante, pas trop prise de tête, pas trop conne, posé.
Un hasard total – un délire du destin, encore –, leur rencontre.
Habituellement, Lola fume à l’extérieur – pour le contact avec la nature – ou dans sa chambre – pour s’assurer qu’on vienne pas lui casser les couilles. Ce jour-là malheureusement, il pleuvait et elle craignait de se faire péter par les pions si elle se planquait dans sa chambre (Sécher les cours de maths, c’pas bien, qu’on m’a dit). Buanderie, donc, et finalement elle a bien kiffé la tranquilité, la petitesse réconfortante des lieux, le vrombissement sourd des machines à laver, les tremblements du bordel sous ses fesses.
Qui croirait qu’on se cale aussi bien sur une machine à laver ?
M’en fait, faut le dire, si elle revient ici tous les lundis après-midis – et tous les vendredis matins –, c’est pour taper la discut’ à Aston. Ca fait du bien d’avoir une pote à retrouver, ça lui rappelle un peu quand elle se réveillait un samedi matin. Qu’elle se préparait rapidement, mangeait tout juste de quoi faire taire sa mère, pour ensuite descendre et rejoindre ses potes dans leur coin de rue habituel – celui qu’ils ont conquis à coups de grafs. Le bon vieux temps, gros.
« Sérieux, j’me rends compte, si j’me faisais péter à sortir en douce comme ça et à revenir quand j’en ai envie, j’me ferai tej’. »
Une question de pratique, sûrement – rentrer dans l’appart’ à des heures pas possibles, sur la pointe des pieds, et filer direct vers sa chambre pour pas se faire niquer par la vieille. Comme quoi, ces nuits passées à fuir son chez-elle pour se foutre haut dans l’ciel avec les gars lui auront appris quelques trucs utiles.
« Et toi, meuf, tu t’es enjaillée ? T’veux toujours pas que j’t’emmène découvrir la vie ? »
Aston
Feuille de personnage Wammys: H / A Double Compte: Âge: seize ans / vingt-quatre ans
Je ne suis jamais allée à une rave. Je ne suis jamais allée chez quelqu’un, un ami, n’importe quoi. Tout ce que je connais, c’est le lycée, le club, la maison, Wammy. Les rues, aussi, la nature. Je sais que les jeunes vont à des fêtes, dehors ou à l’intérieur, qu’ils s’amusent. Mais je n’ai jamais eu un « réseau », un groupe d’amis qui me permette d’y aller. Je n’étais tout simplement pas invitée, parce que je n’étais pas là.
Quand Lola a fini de parler, que j’ai fini de l’écouter, de tout analyser comme si derrière ces mots se cachaient la date d’une prochaine attaque terroriste, je tire nerveusement sur mon pull jaune canari. Je m’appuie fermement des deux mains sur la machine la plus proche de celle sur laquelle est posée Lola et je soulève mon corps pour m’y asseoir. Je ne suis pas très à l’aise, assise. Je ne sais jamais quoi faire de mes bras, de mes jambes. Je cale mon dos contre le mur, croise les jambes.
Lola parle comme les gens du quartier de Bristol où je vivais. Finalement, elle parle comme je parlais. Avec un accent en plus. Ici, les élèves s’expriment trop bien pour leur âge ; trop bien pour des gens normaux de leur âge. Bien sûr, personne ne nous diminuerait en nous qualifiant de « normaux », mais c’est bien ce qu’on aimerait tous. Pouvoir suivre – ou sécher – des cours normalement, être aussi intelligent que son voisin, ne pas se prendre la tête avec des trucs que les autres ne comprennent pas. Ne pas être orphelin, aussi. En tout cas, c’est rafraîchissant. C’est comme si l’anglais qu’on parle à la Wammy n’était pas ma langue maternelle. Ma langue maternelle, c’est plutôt l’argot, comme celui que parle Lola – à quelques exceptions près.
Avec Lola, des fois, je retrouve mon langage d’avant – avant le Jour Noir –, et j’arrive à m’exprimer davantage. J’ai moins peur de passer pour une idiote, une sous-Gamma. Une « normale ».
Lola — … et à revenir quand j’en ai envie, j’me ferai tej’.
Je souris instinctivement. Lola a-t-elle réellement envie de revenir à la Wammy quand elle quitte l’orphelinat ?
Lola — Et toi, meuf, tu t’es enjaillée ? T’veux toujours pas que j’t’emmène découvrir la vie ?
Je baisse les yeux vers mes mains, que je tripote soudain. Je lève la tête vers Lola, esquisse un sourire à la va-vite.
Aston — Tu rigoles ou quoi ? On revisite pas tous le métro-boulot-dodo à ta sauce. Genre bédo-blow-caniveau.
Je gratte la peau autour de l’ongle de mon index droit.
Au faible sourire que lui adresse Aston, Lola rétorque par un grand sourire gorgé d’une chaleur qu’elle ne se connaissait pas – pas le genre de sourire qu’elle fait d’habitude, sourire c’est pas son truc, c’est plus la marque silencieuse de sa goguenardise ou la preuve orgueilleuse de sa défonce.
« Personne craint en soirée, meuf, tu dis que d’la merde. »
Là, elle a envie de sourire, de lui sourire, sûrement parce que ça l’attendrit, de voir cette meuf si froide, si dure, ne plus savoir quoi faire d’elle-même, presque honteuse face à une sorte d’aînée expérimentée qui étale son savoir décadent comme de la confiture sur une tartine – fière de se foutre en l’air, fière de se suicider chaque jour un peu plus. A la différence près que Lola a pas la prétention de lui apprendre la vie, quoi qu’elle dise.
« Tu viendras avec moi un jour, j’te le dis. Ca t’changera de tous ces bolosses trop intelligents pour leur propre bien, promet-elle en écrasant son joint contre le plastique de la machine à laver. Fanny me démonterait la tronche si elle me voyait faire ça... »
Le problème d’une intelligence supérieure à la moyenne, lui a souvent dit sa mère, c’est que t’oublies très vite ce que c’est que d’être normal – et moi, ma chérie, je ne te laisserai pas oublier ça. Elle avait raison, la vieille. Putain, quand elle pense à toutes ces connes qui redoublent d’excentricité pour se démarquer du lot, et qu’elle compare avec tous les gens chépers de cet endroit – tous ces gamins paumés qui demandent que ça, se fondre dans la masse... Elle dans tout ça ? Une go qui s’en bat les couilles de ses points de Q.I, qui envoie chier son potentiel de la même manière qu’une sale gosse pétant son iPhone 5 parce qu’elle préfère son vieux Nokia.
« T’sais meuf, j’me demande quand c’quoi qui t’fait rêver dans ma vie. J’veux dire, ouais je m’enjaille, j’rencontre des gens, tout ça... mais toi, tu t’fixes des objectifs, tu t’donnes les moyens de réussir dans la vie, de faire des trucs de ouf. Moi concrètement j’vais vers que dalle. ‘Fin d’habitude j’m’en fous, mais là j’suis dye et ça m’rend philosophe. »
Un éclat de rire rocailleux conclut cette tirade et Lola tente de ramener en arrière quelques mèches chutant sur son visage. Ouais, elle va mal finir, et quoi, faudrait qu’elle chiale ? Elle l’a choisi et d’façon elle s’rait pas foutue de vivre autrement – bédo-blow-caniveau, ça la fait largement plus kiffer que métro-boulot-dodo.
« N’empêche qu’un jour, quand j’serai majeure et qu’j’aurai de la tune, je m’achète une caisse, je me barre d’ici et je vais... je sais même pas, meuf. Partout. Je vais partout. Aux States, en Chine, au Zimbabwe – tiens, il est cool ce mot, il bondit comme une gazelle dans la savane –, en Colombie... Et s’tu veux j’t’emmène avec moi. A moins que tu ne craignes aussi en voyage ? »
Encore un sourire, un sourire plus subtil cette fois, plus narquois... Plus Lola, quoi.
Aston
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Le moment présent a un avantage sur tous les autre : il nous appartient Charles Caleb Colton
Lola — Personne craint en soirée, meuf, tu dis que d’la merde.
Je hausse les épaules, zippe et dézippe la fermeture éclair inutile sur ma cuisse. Ce n’est même pas une vraie poche, juste un truc « pour faire beau ». Je ne sais même plus pourquoi j’ai un jean serré blanc dans ma penderie, les genoux sont tout sale, d’un gris poussière qui ne part plus aux lavages. Je n’ai plus acheté de vêtements depuis le Jour Noir. Et même avant, c’était maman qui s’y collait, avec un enthousiasme non-dissimulé. Elle était juste ravie que sa fille ne fasse pas de caprices vestimentaires et ne rechigne pas à porter ses fringues de seconde main, « mais indémodables ».
Je suis bien là. Dans la buanderie, il fait toujours chaud. En hiver, les fenêtres sont fermées et la vapeur des fers et la chaleur des machines qui tournent presque en continu surchauffent la pièce. En été, on ouvre les fenêtres, pour pouvoir respirer. Un rayon de soleil arrive à se faufiler à travers le ciel blanc de cette fin d’hiver et réchauffe ma nuque. J’attrape la base de mon pull et le passe au-dessus de ma tête. Même avec un simple débardeur noir, je ne sens pas le froid dans ce cocon.
Lola — Fanny me démonterait la tronche si elle me voyait faire ça...
Là, je ris sans me gêner. Ça ne m’embarrasse pas de m’esclaffer devant Lola. Franchement, je ne trouve pas beaucoup d’occasions de le faire, et je me sens soulagée quand je le fais. Comme quand on pleure pour n’importe quoi, juste parce qu’on a pas pleuré depuis longtemps. On attend le moindre truc avec la moindre importance pour pouvoir ouvrir les vannes. Pour moi, c’est de rire que je dois me défaire. C’est toujours un peu dur, quand ça fait un moment.
Aston — Je crois plutôt qu’elle crierait au miracle, comme à chaque fois que t’arrêtes de fumer ta merde. Elle tendrait sa main pour que tu t’en serves de cendar, tu vois.
Je masse mes maxillaires, sourire autant en si peu de temps, je ne suis pas habituée. J’ai toute la semaine pour oublier.
Lola — ‘Fin d’habitude j’m’en fous, mais là j’suis dye et ça m’rend philosophe.
Et là, c’est au tour de Lola d’éclater de rire. Ses cheveux bouclés – et blonds, cette couleur qui fascine Aston sans raison – se soulèvent et remuent en même temps que sa tête. On dirait un soleil qui se lève.
Lola — À moins que tu ne craignes aussi en voyage ?
Touchée. Je range sagement une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Mes cheveux passe-partout, bruns, presque lisses, sans forme. Si Lola ressemble à sa chevelure – un peu folle, sans limite, à l’arrache mais lumineuse –, on peut en dire autant pour moi : invisible, fade, ordonnée.
Y a pas photo, je hais mes cheveux parce que je hais cette partie de moi qui ne se détache pas de la masse ; hypocritement, parce ce que ce que je suis – l’essence de ce que je suis – fait tâche au milieu de la masse. Physiquement comme tout le monde, mais pourtant mise à l’écart. Je crois que c’est cette distance entre ce que je dégage et ce que je suis qui me pose problème. Je ne sais pas si je dois remplir ce fossé, si je dois le creuser plus, de quelle rive sauter. Je ne sais plus très bien si ce que je suis est ce que je suis, ou si je suis ce que j’extériorise.
Aston — Tu te fous de ma gueule, c’est obligé. Quels putains d’objectifs je pourrais bien me fixer, quels putains de moyens je me donne pour réussir ?
Je replie les genoux contre ma poitrine, que j’entoure de mes bras. Le soleil sur ma nuque ne me réchauffe plus, il me brûle, il m’incommode.
Aston — La différence entre toi et moi, c’est qu’on va peut-être dans le même sens, vers le même mur, mais toi tu t’y jettes volontiers en profitant du moment. Le problème c’est que j’ai l’impression d’être sur un escalator, mais dans le mauvais sens. Genre, il descend, et moi, je monte les marches. Je fais du surplace, comme une conne.
Voyager... J’y ai jamais pensé réellement. Évidemment, quand je vois des affiches publicitaires pour des compagnies aériennes, qui vantent telles ou telles destinations, je rêve un peu. Je me contente de rêver. J’ai l’impression que je bougerai jamais de ce pays à la con, que j’y suis enchaînée depuis ma naissance. Pourquoi je voyagerais d’abord, c’est la même merde partout. Et puis inconsciemment, pour moi, partir, c’est fuir.
Aston — Si je voyage avec toi, laisse tomber, on finira dans des squats tous pourris, avec des types chelous et tout sera constamment enfumé. Pas besoin d’aller à l’autre bout du monde pour niquer des tox. Je suis sûre que tu peux trouver quelques noich drogués à l’opium à Chinatown.
Allez, je suis même persuadée qu’elle a déjà testé ça.
Au fur et à mesure qu’Aston se dévoile – dévoile son sentiment d’impuissance face à la vie –, Lola se dit que, finalement, elle se ressemblent. Toutes les deux dans la même merde, plus ou moins, y’a que la manière de l’appréhender qui diffère.
« Ouais mais imagine, s’tu prenais même pas la peine de monter, comme moi quoi, tu finirais tout en bas broyée par l’escalator. A la limite faire du surplace c’est mieux. »
Ses mains se dirigent instinctivement vers le bas de son ventre, prêtes à farfouiller dans les poches de son sweat trop large pour en sortir toncar, clopes et OCB, puis elle se souvient que, poussée par la chaleur des environs, elle a envoyé chier son sweat. Eh merdeeeee, maintenant faut se traîner jusqu’à l’autre bout d’la pièce pour tout récupérer.
Hop ! en un saut agile elle descend de sa machine à laver, s’étire – son débardeur, large mais coupé juste en dessous de sa poitrine, et flottant sur sa silhouette longiligne, se relève davantage encore et dévoile une partie du tatouage sur son dos. En quelques pas traînants, elle retrouve son vêtement négligemment abandonné à même le sol, prend tout ce dont elle a besoin – et son portable – puis se cale de nouveau sur sa machine.
« Ah j’te jure, ça fatigue de rien faire... »
Elle extirpe son pochon de son soutif’, se rend compte qu’il subsiste tout juste de quoi faire pour la fin de l’après-midi – Eh, ramène ta gueule devant la WH quand tu peux, gros, il m’faut un 50, qu’elle envoie à son dealer – et entame ce genre de petit rituel bien à elle – ce rituel comme les pieuses prémisses d’un envol spirituel.
« Pour les objectifs, j’sais pas meuf, mais déjà toi tu vas en cours. Puis j’sais pas, t’en veux, tu t’bats pour... pour je sais pas quoi mais tu l’fais. ‘Tain ça veut plus rien dire c’que j’dis. »
Lola s’abandonne aux caprices de son existence et de là provient son bonheur, c’est vrai, mais qu’y a-t-il de gratifiant, d’admirable dans un tel manque de volonté ? Laisser tomber avant même d’essayer, la modestie de la lâcheté. En fait, Lola, elle a la flemme de vivre. C’est ça, ouais. La flemme, parce que la marie-jeanne gangrène jusqu’au plus infime de ses membres d’un engourdissement hypocrite dans son apaisement – rasséréner pour mieux réduire à l’esclavage.
En vrai, Lola, elle a plus aucune volonté.
« Et alors ? Les squats tout pourris, c’est posé. Au moins les gens ils s’prennent pas la tête là-bas, ‘sont tous trop défoncés pour s’poser des questions. »
Un peu comme moi, en fait, se retient-elle d’ajouter avec la résignation moqueuse de la pauvre conne qu’elle est. Tous des pauvres cons, dans un monde de pauvres cons – chacun sa connerie.
« Surtout que l’opium, j’ai bien envie d’test. Genre des empires se sont foutus sur la gueule pour, ou à cause de cette merde, ça doit être un truc de ouf ce délire. D’ailleurs en parlant de noich drogués, tu m’rappelles ce mec de l’année dernière, qui s’est pété au LSD et qu’était tellement défoncé qu’il se prenait pour un maître de kung-fu j’sais pas trop quoi en hurlant comme un taré qu’il avait enfin compris le sens de la vie. »
Un rire lui échappe à ce souvenir, l’obligeant à garder pour elle la tirade lyrique qu’elle s’apprêtait à débiter – balbutier. Elle lui aurait expliqué, à Aston, qu’elle veut voyager pour découvrir, s’épanouir, apprendre de ce monde vaste et omniscient ; qu’elle veut vagabonder pour oublier la vacuité de son existence, la laideur de cet Homme corrompu qui détruit chaque jour un peu plus notre pauvre Terre – qui nous détruit chaque jour un peu plus – ; qu’elle veut atteindre une certaine sagesse dans l’insouciance insolente de son train de vie.
Voyager, ce simple mot, ces sept lettres hasardeusement mises les unes derrières les autres, représente tellement plus que finir dans des squats tout pourris et niquer des tox. Voyager, le seul sens, la seule finalité qu’elle ne saura jamais donner à son semblant d’existence.
« Tu regretteras d’avoir dit ça quand j’t’enverrai des cartes postales de New Delhi ou de Varsovie, se contente-t-elle néanmoins de rétorquer alors qu’elle allume son joint. »
La blonde se tait, soudainement fascinée par les sinueux chemins de fumée qui filent vers le haut – plus haut, plus haut, plus haut ! – et s’estompent dans les airs. S’estomper, s’oublier, pour une harmonie parfaite avec tout ce qui t’entoure.
Aston
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But if you close your eyes Does it almost feel like Nothing changed at all ?
Je hausse les épaules, vaguement intéressée.
Aston — Je me vois mal voyager.
Je roule l’élastique attachée à mon poignet jusqu’à ma paume et attache mes cheveux en un chignon lâche. Je voudrais moyen sentir la verte alors que j’ai rien fumé. Je tends mes jambes devant moi, sur la machine à laver. Les vibrations me massent. Elles me font penser au mouvement d’un train de montagne, même si je ne suis jamais montée dans un train de montagne. Je veux dire, j’imagine que c’est la sensation qu’on doit ressentir. Les choses qu’on imagine ne sont-elles pas toujours plus belles, plus plaisantes que telles qu’elles le sont en réalité ? Pourquoi voyager et perdre ces jolies images ? Pourquoi voyager et n’avoir plus rien pour se rattacher au ciel ?
On a bien trop de raisons d’avoir les pieds englués sur la terre, et certains ont même à peine le nez hors du sol, juste assez pour respirer – seulement respirer.
Aston — Et puis j’aime bien les cartes postales. Il faut bien quelqu’un pour les recevoir.
Lola disparaît derrière la fumée de son pétard. J’ouvre le velux dans mon dos et pose mon pull sur mes épaules. En attachant les manches sur mon cou, je regarde cette fille qui fait absolument tout ce qui est interdit. Elle a même pas peur. Est-ce qu’elle a ne serait-ce qu’un peu peur dans la vie, de quelque chose, n’importe quoi ? J’ai de gros doutes sur ça. Je ne sais pas si on pourrait me croiser dans la rue, échanger trois mots et dire : « Aston a peur ». Je ne pense pas ; parce que je le cache, et je le cache plutôt bien. J’espère. Maintenant, certes, Lola sait que l’avenir m’enchante pas plus que ça.
J’ai peur de la vie, c’est aussi simple que ça.
Et, à croire que c’est moi qui suis en train de fumer un psychotrope, mes lèvres s’ouvrent et parlent presque sans l’accord de mon cerveau. Si ce n’est le psychotrope, qui donne une direction à mon comportement ? Je ne peux pas imaginer que ce soit de mon propre chef que je commence à parler – à parler de moi !
Aston — Je veux juste me laisser vivre. Tu vois, pas en fumant des joints ou en m’allongeant sur le gazon et chanter avec les oiseaux comme Blanche-Neige. Je ne suis pas suicidaire, mais je veux juste en finir avec la vie, que ça passe vite. Comme un pansement qu’on retire d’un coup sec. Sauf que le type a rien compris et il déroule délicatement le pansement contre la plaie. Genre, la douleur est supportable, mais omniprésente.
Je hausse les épaules, encore. Je ne veux pas mourir, pas du tout. Je suis de toute façon bien trop peureuse pour me tuer par moi-même. Il faut être dans un sale état d’inconscience pour accepter de se pendre, de se noyer ou de s’immoler. Je veux dire, personne de conscient ne pourrait se dire : « allons souffrir aujourd’hui pour disparaître demain ». Non, en général, on veut souffrir aujourd’hui pour ne plus avoir à souffrir demain, justement.
Aston — Y a juste peu de choses qui ont un intérêt personnel. Je veux dire : maintenant je m’en rends compte.
Et maintenant, surtout, je n’ai plus Grand-mère, papa, maman. Je n’ai plus Luke. Je n’ai plus que la MMA, et qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est la MMA qui va changer quelque chose à ma situation actuelle ? Quelle situation actuelle ? Pourquoi est-ce que je me lève le matin ?
Parce que si je ne me lève, je m’ennuie.
Elle est chiante, Lola, avec ses pensées philosophiques. C’est une véritable intoxication, au secours !
« C’est un peu un truc de bâtard, d’envoyer des cartes postales... »
Une carte postale comme le fragment joliment figé de tout un décor, quelques mots griffonnés en deux-trois mouvements empressés de la main pour conférer des airs d’amitié consciencieuse et généreuse à l’égoïste exhibition de son bonheur. Y’a quelque chose du désespoir de s’assurer de son bonheur dans la coutume d’envoyer une carte postale, convaincre les autres qu’on est heureux pour mieux s’en convaincre soi-même – c’est vraiment un truc de bâtard.
« J’aimerais pas être celui qui les reçoit. »
Ce petit rectangle de soleil, de ciel bleu et de fascinants monuments se fait cruel rappel de ton quotidien. La cérulescence du firmament, les éclats iridescents du soleil sur les ondulations nonchalantes de la mer ravivent la monotonie des nuances de gris qui saturent ta vie, les irrégularités de la joie dans l’écriture des typiques ‘‘Je t’envoie plein de bisous qui sentent bon le sable chaud !’’ – pas le genre de conneries niaises que Lola adresserait à ses amis – soulignent la constance de ton ennui.
« Ouais je vois c’que tu veux dire, affirme la blonde entre deux exhalaisons blanchâtres. Mais justement, quand les gens ils ont mal et qu’on peut pas enlever le pansement vite, ils prennent des médocs. Dans la vie aussi faut prendre des médocs – et j’te dis pas ça pour faire genre la beuh c’est bien – mais faut trouver des trucs qui t’font oublier la douleur. A moins que t’aies toi-même les couilles de dire stop. »
Une possibilité que Lola n’envisagera jamais, parce que dans la banale mocheté de son quotidien elle aperçoit encore la promesse d’horizons plus beaux qui lui réchaufferont le cœur – quelques mélodieuses bribes d’un langage qu’elle ne comprend pas, les photos de lieux lointains, inconnus et magnifiques dans un livre...
Soudain, se disant que le silence bourdonnant de la buanderie ne lui convient plus, elle s’empare de son portable et cherche d’un regard distrait une chanson qui satisferait ses envies musicales immédiates. Oh, un flow de poundé, un bail chéper tout droit sorti de Bollywood, nickel.
« Imagine, dit Lola alors que s’élèvent les premières notes de la chanson, t’es en Inde juste devant l’Taj Mahal, t’es dans la grosse ambiance mystique et là, t’as un beau poundé qui vient t’voir, genre un fils de sultan, un prince oriental à la Aladin. »
Enthousiasmée par cette petite histoire qu’elle improvise – ce petit délire idyllique auquel elle s’abandonne ainsi qu’aux illusions d’un exotisme rêvé –, Lola se lève et fait les cent pas alors que l’imagination lui chuchote ses mots.
« Il arrive vers toi, te prend les mains avec passion ! – jouant elle-même la scène, elle revient brutalement vers Aston et saisit vivement ses deux mains – Il plonge son regard dans le tien et te fait sa déclaration. Ô ma blanche dulcinée, je ne saurais vous oublier maintenant que je vous ai vue ; je ferais du Taj Mahal notre paradis d’opulence si vous faites de moi le plus fortuné des sultans ; avec l’intensité d’une passion qui brûle de la peur de mourir un jour, vivons notre amour à dos d’éléphant ; la fiévreuse magnificence de nos sentiments s’attirera la royale bénédiction de Vishnou ! T’peux pas résister à ça, meuf. »
Alanguie par cet élan d’engouement – ça faisait longtemps, putain, qu’elle était partie en couille comme aç ; cette tirade hallucinée a les relents de nuits perdues à refaire la vie, le monde avec ses gars, c’est bon d’retrouver les espoirs innocents de sa jeunesse –, Lola se rassoit.
« ‘Fin perso’ y’a plus de chances que j’finisse avec un rasta jamaïcain qu’avec un sultan hindou. C’pas grave, on s’fera un Taj Mahal en marie-jeanne. »
Aston
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J’aime les cartes postales, moi. Je n’en ai jamais reçue, mais j’imagine que je serais heureuse en trouvant le rectangle de papier cartonné dans la boîte aux lettres. Déjà, parce que j’aurais reçu une carte – quelqu’un aura pensé à moi pendant ses vacances. Ensuite, parce que savoir que quelqu’un auquel tu tiens, et qui tient à toi va bien, et est actuellement face à un paradis. C’est beau, une carte postale. Ça en dit tellement plus qu’une longue lettre de plusieurs feuillets. C’est souvent simple, clair ; ça coule de source.
Et puis Lola met de la musique que j’aurais jamais écouté autrement. Je veux dire, certes, je connais rapidement l’histoire de l’Inde, après tout, les anglais font bien semblant de culpabiliser d’avoir impérieusement colonisé la contrée aux épices. Elle marche devant les machines à laver, et je la regarde s’exclamer sur une histoire à dormir debout.
Lola — Imagine, t’es en Inde juste devant l’Taj Mahal, t’es dans la grosse ambiance mystique et là, t’as un beau poundé qui vient t’voir, genre un fils de sultan, un prince oriental à la Aladin.
J’imagine un indien aux cheveux d’ébènes, qui volent dans le vent. Je suis dans un groupe de touristes devant le Taj Mahal, la guide multilinguiste nous arrête et je croise le regard de cet indien aux pupilles et aux iris soudés. J’esquisse un sourire – par politesse.
Lola — Il arrive vers toi, te prend les mains avec passion !
Évidemment, Lola me prend les mains d’un seul coup. Ses cheveux blonds et bouclés tombent ; un casque de mèches noires comme la nuit et une paire d’yeux aussi sombres me fixent avec ardeur. Je suis de retour devant le Taj Mahal, et l’indien s’est rapproché.
Lola — Il plonge son regard dans le tien et te fait sa déclaration.
“Ô ma blanche dulcinée, je ne saurais vous oublier maintenant que je vous ai vue ; “je ferais du Taj Mahal notre paradis d’opulence si vous faites de moi le plus fortuné des sultans ; “avec l’intensité d’une passion qui brûle de la peur de mourir un jour, vivons notre amour à dos d’éléphant ; “la fiévreuse magnificence de nos sentiments s’attirera la royale bénédiction de Vishnou !”
Je me réveille à l’intérieur du rêve. Je baisse les yeux sur les jambes de l’indien. Ses pieds sont nus, pas dans la façon exotique, non, dans la façon, « je ne peux pas m’offrir de chaussures, voyons ». Ai-je parlé de pieds ? Je voulais dire, un seul pied nu, au singulier. Sa jambe droite sur laquelle il s’appuie n’est qu’un bâton de bois taillé. À l’endroit où j’ai croisé son regard pour la première fois, je remarque un gobelet de piécettes.
Des touristes me regardent, gênés. J’entends une vieille dame rire derrière sa main et quelques autres s’outrager de mon manque de délicatesse. Je glisse la main dans ma poche, en sors une pièce et la fourre dans la paume de l’indien amputé avant de retourner dans le groupe.
Lola — T’peux pas résister à ça, meuf.
Oh, bien sûr que si, je peux résister à ça.
Aston — Me dis pas que tu rêves d’histoires d’amour ce type pour de vrai ? À la limite, avec un français, ou un américain, ça pourrait passer. Je veux dire, t’es française et tu t’intègres bien. Mais un indien, ça a une culture tellement différente. Et les femmes ont pas la meilleure des places. Ça me fait pas du tout fantasmer de me dire qu’un mec qui s’attende à ce que je respecte sa mère atroce et que je fasse la bouffe pour toute sa famille me courtise.
Je comprends très bien ce que Lola a voulu faire, mais parfois, j’ai l’impression que je suis un peu autiste, à tout prendre au premier degré. Je veux juste pas me faire d’illusions, même si certaines peuvent être agréables.
Et pour la première fois depuis des mois – enfin, peut-être pas tant que ça –, je demande à ce qu’on fasse tourner. Puff puff pass.
Sans un mot, Lola tire encore quelques lattes de son spliff puis le tend à sa congénère. Elle garde pour elle toutes les questions qui lui viennent à l’esprit – Sérieux meuf ? Pourquoi ? J’croyais que tu touchais pas à ça ? –, ses fréquentations parfois douteuses lui ont appris à pas trop fourrer son nez dans les bails d’autrui.
« Mais meuuuuuuuf, c’est justement le choc des cultures qui fait tout ! J’veux dire, une histoire d’amour façon conte de fée, ça m’intéresse pas. Une histoire d’amour tout court, ça m’intéresse pas. Mais rencontrer plein de gens différents, partager avec eux – une culture, des sentiments, tout c’que tu veux –, ça c’est ouf. Qu’est-c’tu veux qu’je foute d’un Français ? J’connais déjà, ça, j’vais me faire chier. »
Les derniers accents de la chanson indienne se font entendre, promptement remplacés ensuite par Dile Otra Noche de Don Omar. Reggaeton, changement total de registre. ¡Adios India, hola Cuba! Dans l’esprit embrumé de la jeune fille, végétation bigarrée – luxuriant festival de couleurs – et femmes hâlées se mouvant lascivement au rythme des congas, putes orgueilleuses matées par des hommes fumant le cigare – gros cigare aux lèvres, tout petit cigare dans l’froc.
Parfois, quand Lola et Timothée écoutaient du reggaeton, ils dansaient ensemble, les yeux fermés pour s’imaginer plus aisément au milieu d’une foule s’abandonnant à l’expression alanguie de leur sensualité. Ils sentaient alors la chaleur tendre de la nuit, les étouffants effluves des cigares ; leurs membres tremblaient délicieusement au tempo tropical des percussions... Puis ils rouvraient les yeux et putain, de leur voyage ne subsistait aucune trace, tout s’estompait comme balayée d’une main cruelle.
« Tu vois, c’est d’ça que j’rêve, moi : de me déhancher toute la nuit sur des sons comme ça, de danser, de baiser avec des latinos ! Et toi tu m’parles de français, t’sais le genre de mec avec qui tu t’maries, avec qui t’as des enfants... Tu me vois mariée ? Avec des enfants ? Sérieux ? La place des femmes... Pffffft, je m’en fous moi ! J’aurai de place nulle part, d’façon, dans aucune société, j’serai en dehors de ça. Marginale, j’crois qu’ça s’appelle, se souvient-elle sarcastiquement. »
Si on lui demandait son avis, on parlerait plutôt de citoyenne du monde. Mais on lui demande jamais son avis alors bon, elle ferme sa gueule – c’est comme ça qu’on les aime, les marginaux, quand ils ferment leur gueule.
« Ca m’changera pas, renchérit-elle d’un ton narquois, on est tous des marginaux dans c’bordel. En même temps y’a vraiment des gens chelous ici. »
Genre des gens qui sèchent pas les maths, par exemple.
Aston
Feuille de personnage Wammys: H / A Double Compte: Âge: seize ans / vingt-quatre ans
You're the heat that I know Then see you on my sun
Je laisse la fumée envahir l’intérieur de ma bouche. Je tiens le joint entre le pouce et l’index. Une goutte d’eau coule le long de ma joue, une larme dévale la pommette. Ça m’énerve. J’essuie rageusement mes yeux du revers de la main – celle qui ne tient pas le spliff. Lola est une rêveuse, on ne lui enlèvera pas ses rêves, personne ; même pas moi et mes commentaires acides, cyniques. Elle rêve d’amour sincère, de voyages initiatiques, de décors exotiques, de prendre l’air. Moi je suis juste désabusée, à seize ans – je me rends compte du pathos que je suis. Je fais comme si rien de ne m’intéressait, mais je ne connais rien. J’ai tout fait, tout vu, tout entendu. Du fond de mon lit.
Je tire encore une latte. Le joint entre les lèvres, je me lève et vais chercher dans un placard une bouteille de lessive quasiment vide. Je vais la rincer et perce un trou avec une paire de ciseaux qui traîne sur le rebord de l’évier de service. Un deuxième. Je retourne sur ma machine à laver. Plante le joint dans le premier trou, mon pouce sur le second. J’aspire.
Lola — J’aurai de place nulle part, d’façon, dans aucune société, j’serai en dehors de ça. Marginale, j’crois qu’ça s’appelle.
Relents de produit d’entretien, de parfums synthétiques. J’ai l’impression que mon cerveau va fondre. Les odeurs chimiques font clignoter mes paupières. Je suis bien, je suis loin.
Lola — Ça m’changera pas, on est tous des marginaux dans c’bordel. En même temps y’a vraiment des gens chelous ici.
Je tends le joint, la bouteille, tout à Lola.
Aston — Tu te trompes là. On t’a déjà donné une place dans la société. Tu es une surdouée, ton QI dépasse de loin la moyenne, tu n’a plus de famille. Boum, te voilà à la Wammy. Bam, tu n’as plus de libre-arbitre.
Je tire mon pull de sous mes fesses et le repasse par-dessus ma tête. J’entends des voix dans les escaliers, le cours de maths est bientôt terminé. Un coup d’oeil à ma montre – dix heures cinquante-deux – confirme ce que je pensais.
Je descends de la machine.
En partant, j’attrape doucement une mèche des cheveux de Lola et la laisse glisser entre le pouce et l’index.
Aston — Pour les faire chier, on voyagera ensemble. Un jour.
Prise au dépourvu, ouais, mais fière avant tout – son mince sourire, gouailleur parce qu’il le faut bien, en témoigne quand même. Voir Aston non seulement fumer mais carrément sortir l’artillerie lourde – façon MacGyver en plus, putain – emplit d’un orgueil presque fraternel une Lola bien décidée à libérer la brune des entraves qu’elle-même impose à sa liberté.
Sans un mot, la blonde suit de son regard vitreux la jeune fille tandis qu’elle quitte les lieux, voulant sans doute s’assurer de ne pas arriver en retard au prochain cours ; elle éteint la musique sur son portable et soudain la voilà. L’étouffante, la cruelle, la sournoise solitude – cette grosse pute. Il est là le problème dans l’fait d’avoir des potes ‘‘normaux’’, ils finissent par retourner dans la vie et toi t’es là, seul, à refuser opiniâtrement de quitter ce moment intemporel de sérénité. Puis un jour, tes potes terminent des études, se marient, fondent une famille – et tu t’rends compte que bordel, toi t’es comme y’a dix ans, québlo dans ton délire enfumé.
« Voyager ensemble pour les faire chier ? Ouais, ça m’plaît comme plan, y’a moyen. »
A peine écrase-t-elle le mégot de son joint, fumé jusqu’au filtre, que son smartphone vibre. J’suis là dans dix minutes, sois pas en retard, j’me suis tapé tout Winchester pour ta sale gueule et ton putain de 50. Ah l’bâtard, il a intérêt à payer son joint pour s’faire pardonner – ça empêchera pas Lola d’lui mettre une grosse beigne pour lui dire bonjour.
Enfin bref elle bouge, quitte sa machine à laver bien-aimée, récupère son bordel, remet son pull. Mais avant d’décale – d’façon elle s’en bat les couilles d’arriver en retard ou à l’heure, aucun respect pour cette enflure –, elle ressort une dernière fois son portable, tape rapidement un sms à l’adresse d’Aston.
Deal, mais avant j’t’emmène en soirée. Non-négociable. Allez, bon cours de j’sais pas quoi.